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elle ne put retenir ses larmes et lorsque son mari lui demanda si tout alloit bien: « Il s'en faut beaucoup, dit-elle; «< car quel bien reste-t-il à une femme après qu'elle a perdu l'honneur? Oui, Collatin, un téméraire a souillé «< votre lit. Au reste, il n'y a que mon corps de criminel, <<< mon cœur est innocent: ma mort en sera la preuve. « Promettez-moi seulement que vous ne laisserez pas « l'adultère jouir impunément de son crime. C'est Sextus Tarquin qui la nuit précédente, hôte perfide, ou plutôt « cruel ennemi, m'a fait violence, et a emporté d'ici une joie funeste pour moi; mais, si vous êtes gens de cou« rage, plus funeste encore pour lui. » Tous lui promirent de la venger, et tâchèrent en même temps de la consoler, en lui représentant que l'âme seule péchoit, non le corps, et qu'il n'y avoit point de faute où il n'y avoit point de consentement. « Ce que mérite Sextus, reprit « Lucrèce, je vous en laisse les juges: mais, pour moi, quoi«que je me déclare innocente du crime, je ne m'exempte "pas du supplice. Nulle impudique ne s'autorisera de l'exemple de Lucrèce pour survivre à son déshonneur. » En même temps elle s'enfonce dans le sein un poignard qu'elle avoit caché sous sa robe. Son père et son mari jettent un grand cri. Mais Brutus, sans perdre le temps à répandre des larmes inutiles, tire du sein de Lucrèce le poignard tout sanglant, et le tenant élevé: « Je jure, dit-il, par ce sang si pur et si chaste avant l'outrage de « Tarquin, et je vous en prends à témoins, grands dieux, que le fer et le feu à la main j'en poursuivrai la ven«geance sur le tyran, sur sa femme, sur toute sa race cri* minelle, et que je ne souffrirai point que personne désor

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Cæterùm corpus est tantùm violatum : animus insons : mors testis erit. Sed date dextras fidemque, haud impunè adultero fore. Sextus est Tarquinius, qui hostis pro hospite priore nocte vi armalus, mihi, sibique, si vos viri estis, pestiferum hinc abstulit gaudium. Liv.

1 Dant ordine omnes fidem: con

solantur ægram animi, avertendo noxam ab coacta in auctorem delicti. Mentem peccare, non corpus; et undè consilium abfuerit, culpam abesse. Vos, inquit, videritis quid illi debeatur ego me, etsi peccato absolvo, supplicio non libero, nec ulla deindè impudica Lucretiae exemplo vivet. Ibid.

« máis règne dans Rome. » Il présente ensuite le poignard à Collatin, à Lucrétius, et à Valère, qui étoient tout surpris de trouver dans Brutus une présence d'esprit et une élévation de courage si différentes de ce qu'ils avoient vu en lui jusqu'alors. Tous firent le même serment.

Ce serment fut comme le signal d'un soulèvement général. La vue du corps de Lucrèce porté encore tout sanglant dans la place de Collatie, cause une douleur universelle, et jette dans les esprits un vif désir de vengeance. La jeunesse aussitôt prend les armes. Brutus, après avoir posé des gardes aux portes de la ville pour empêcher que Tarquin ne fût instruit de ce qui s'y étoit passé, marche vers Rome avec cette jeunesse. Cette troupe de gens armés causa d'abord un grand tumulte et une grande alarme dans la ville: mais quand on vit à leur tête les citoyens les plus considérables et les plus estimés, les espriis se. rassurèrent. Le héraut convoque aussitôt le peuple à l'assemblée sur l'ordre de Brutus, à qui sa charge de capitaine des a gardes donnoit ce pouvoir. Il tint au peuple un discours qui n'avoit plus rien de cet air de stupidité qu'il avoit affecté jusque-là. « Il raconta tout ce qui s'étoit passé à Collatie, le crime de Sextus Tarquin, le triste sort de la chaste Lucrèce, sa fin tragique, la douleur inconsolable d'un père, moins touché de la mort de sa fille que de ce qui en avoit été la cause. Il rappela ensuite le souvenir des crimes de Tarquin même : son avarice, son orgueil, ses cruautés, le traitement indigne qu'il avoit fait souffrir aux citoyens en les employant à ses bâtimens comme des manœuvres et des esclaves; enfin, remontant encore plus haut, il rappela le meurtre horrible du roi Servius, l'affreuse impiété de Tullia qui avoit fait passer ses chevaux sur le corps de son père : et il invoqua contre un gendre et une fille barbares les furies vengeresses du crime et de l'ingratitude des enfans dénaturés. » Toute l'assemblée applaudit à ce discours, et ordonna sur-le-champ que Tarquin, sa femme et ses enfans seroient proscrits à jamais,

4 Tribunus celerum. Voyez ci-dessus, p. 20.

Brutus, sans perdre de temps, marche vers Ardée avec une troupe assez nombreuse de jeunes gens pleins de courage et d'ardeur, pour soulever aussi l'armée contre le roi. Il laissa pour commander dans la ville Lucrétius, que Tarquin lui-même en avoit nommé préfet ou gouverneur. Dans ce tumulte, Tullia se sauva du palais, poursuivie, partout où elle passoit, par les cris et les imprécations du peuple. Le roi, sur l'avis qu'il reçut dans le camp de ce qui se passoit à Rome, partit promptement pour arrêter et étouffer la sédition dans sa naissance. Brutus, qui en fut averti, se détourna du chemin pour ne le pas rencontrer. Ils arrivèrent tous deux presqu'en même temps, Brutus à Ardée, Tarquin à Rome. Celui-ci en trouva les portes fermées, et on lui signifia le décret de son exil. camp reçut avec joie son libérateur, et les enfans du roi en furent chassés. Deux suivirent leur père en exil à Céré, chez les Etrusques. Sextus Tarquin se retira à Gabies, où il s'étoit établi.

Le

Les Romains conclurent une trève de quinze ans avec les habitans de la ville d'Ardée. Les troupes qui en formoient le siége retournèrent à Rome.

La mort tragique de Lucrèce, qui a donné lieu à cette grande révolution, a été louée et vantée par le paganisme comme le dernier et le plus noble effort de l'héroïsme. L'Evangile n'en juge pas ainsi : c'est un meurtre injuste, même selon les principes de Lucrèce, puisqu'elle punit de mort une innocente, du moins reconnue de sa part pour telle. Elle ignoroit que nous ne sommes pas maîtres de notre vie, et qu'il n'y a que celui de qui nous la tenons qui ait droit d'en disposer.

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Saint Augustin, qui examine avec soin, dans les livres De Civ. Dei, de la Cité de Dieu, ce qu'il faut penser de la mort de l.1,c.19. Lucrèce, ne' la regarde point comme une action de cou

rage, partie d'un véritable amour de la chasteté, mais comme une foiblesse d'une femme trop sensible à la gloire

'Non est pudicitiæ charitas, sed pudoris infirmitas... Romana mulier laudis avida, nimiùm verita est, ne

putaretur, quod violenter est passa
cùm viveret, libenter passa si vive.

ret.

XXVI, 10.

et à la réputation humaine, et qui, dans la crainte de paroître aux yeux des hommes complice d'une violence qu'elle détestoit, et d'un crime qui lui étoit tout-à-fait étranger, en commet un véritable sur elle-même, volontairement et de propos délibéré.

Mais ce que nous ne pouvons trop admirer dans cette dame romaine, c'est l'horreur qu'elle a de l'adultère, qu'elle regarde comme un crime si affreux, si détestable, qu'elle n'en peut soutenir l'idée. Tel étoit le jugement Gen. xx, 9. qu'en portoient les païens mêmes. Qu'il nous suffise de citer ici l'exemple de deux princes idolâtres, qui portoient tous deux le même nom, et que nous voyons, dans l'histoire de la Genèse, saisis de frayeur et de tremblement à la vue du danger qu'ils avoient couru de commettre un adultère par ignorance. Ils reconnoissent qu'un péché si énorme auroit attiré sur eux et sur tout leur royaume malédiction du ciel : quid peccavimus in te, dit Abimelech à Abraham, quia induxisti super me et super regnum meum peccatum grande ?

Contraste de Numa et de Tarquin.

la

Lucius Tarquin le Superbe avoit régné vingt-cinq ans. La durée du règne des sept rois, depuis la fondation de la ville jusqu'à sa délivrance, fut de deux cent quarantequatre ans.

Quand on compare le règne de Tarquin le Superbe avec celui de Numa Pompilius, quelle différence on trouve entre les bons et les mauvais princes! Ils ont également dans une main l'épée, et dans une autre les grâces; mais ils n'en font pas le même usage. Les mauvais princes semblent mettre toute leur puissance et toute leur grandeur à gouverner les peuples avec hauteur et fierté, à les tenir dans le respect et dans la dépendance par la ter reur, et à leur montrer continuellement une autorité me naçante, formidable, et prête à punir quiconque oseroit lui résister. La disposition des bons princes au contraire est d'être préparés à faire du bien à tout le monde, à n'user de leur autorité que pour le bien public, à n'être puissans que pour obliger, à ne donner d'autres bornes à leur liberalité et à leur magnificence que celles de leur

pouvoir et de la justice, en un mot, à se croire principalement les images de la Divinité en régnant sur les cœurs de leurs sujets.

Les auteurs romains ont regardé comme l'enfance de État de Rome le temps qui s'est passé entre sa fondation et l'ex- Rome. pulsion de Tarquin. « Et à le bien prendre, dit Laurent «Echard dans son Histoire romaine, on ne peut guère « en parler autrement, lorsqu'on fait réflexion que, du«rant deux cent quarante-quatre ans que la royauté s'y « est maintenue, cet état, déjà si vanté, n'avoit en toute « son étendue que quarante milles en longueur, et trente «<en largeur; ce qui formoit un territoire peu différent « de ce qu'est aujourd'hui celui de la république de Luc«ques, où la quatrième partie des duchés de Modène, « de Parme, ou de Mantoue. »

Il est vrai qu'à ne juger de Rome que par l'étendue des pays qu'elle a conquis jusqu'ici, on n'en peut pas concevoir une grande idée. Mais Athènes, Lacédémone, Corinthe, Tyr, avoient-elles plus de terrain? Ce qu'il faut considérer dans cet état encore foible et presque naissant, c'est l'étendue et la justesse des vues que l'on y voit régner; c'est la prévoyance pour l'avenir; c'est ce courage intrépide dans les combats, cette modération dans la victoire, cette fermeté d'âme dans les événemens les plus capables d'ébranler la constance; c'est cette estime et cet amour de la simplicité, de la frugalité, de la pauvreté même; c'est ce vif désir de la gloire qui fait mépriser aux Romains les plus grands dangers et les plus dures fatigues; c'est cette maturité de sagesse et de prudence qui domine d'une manière si admirable dans les délibérations du sénat; en un mot, c'est cet esprit de gouvernement, ces règles de conduite, ces principes de politique, établis fortement sous les rois, qui subsisteront dans toute la suite de la république, et qui lui ouvriront les voies à la conquête de l'univers.

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