je vais vous procurer un plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez. En achevant ces paroles, il prit par la main don Cleophas, et fendit avec lui les airs du côté de la Merci. LS s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de l'autre sexe. Que de monde! dit Leandro Perez. Quelle cérémonie assemble ici tout le peuple? C'est, ré pondit le Démon, une cérémonie que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver dans un moment : ils reviennent d'Alger, où les pères de la Rédemption les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se remplir de spectateurs. Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir un semblable spectacle; et si c'est là celui que votre seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas tant m'en faire fête. Je vous connais trop bien, repartit le Diable, pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que d'observer des misérables; mais, quand vous saurez qu'en vous les faisant considérer, j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver quelques autres à leur retour chez eux, je suis persuadé que vous ne serez pas fâché que je vous donne ce divertissement. Oh! pour cela non, reprit l'écolier : ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir de tenir votre pro Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs qui marchaient en cet ordre. Ils allaient à pied, deux à deux, sous leurs habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez grand nombre de religieux de la Merci, qui avaient été au-devant d'eux, les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire, comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête; les vieux les suivaient; derrière ceux-ci paraissait, sur un petit cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète. Aussi était-ce le chef de la mission. II s'attirait les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de chrétiens dans leur patrie. Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des événements plus cruels pour eux que l'esclavage. Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir été dix ans dans la servitude des Turcs, sans recevoir aucune nouvelle de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire, il y a près de quatre lustres. Il appréhende que, depuis tant d'années, sa famille n'ait changé de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé par leur mauvaise conduite. J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade. Le captif que vous regardez, répondit le Diable, a grand sujet d'être joyeux de sa délivrance; il sait qu'une tante, dont il est unique héritier, vient de mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante : cela l'occupe bien agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui remarquez. Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté : une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été inébranlable. Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo. Dix-huit mois, répondit Asmodée. Oh! parbleu, répliqua Leandro Perez, je crois que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer. C'est ce qui vous trompe, repartit le boiteux : sa princesse n'a pas sitôt su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant. Diriez-vous, continua le Démon, que ce personnage qui suit immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est plus véritable; et vous voyez, dans cette figure hideuse, le héros d'une histoire assez singulière que je vais vous conter. Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont l'administration fut confiée à un de ses oncles, qui avait de la probité. Fabricio acheva ses études déjà commencées à Salamanque: il y apprit ensuite à monter à cheval et à faire |