De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce Démon don Cleophas et lui furent séparés. ABLOS de Bahabon, fils d'un alcade de village de la Castille-Vieille, après avoir partagé avec un frère et une sœur la modique succession que leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de l'université. Il était bien fait, il avait de l'esprit, et il entrait alors dans sa vingt-troisième année. Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié; c'était à qui serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours: je dis don Pablos, parce qu'il avait pris le don, pour être en droit de vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit qu'on lui fit, que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource. Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de Tormès, il rencontra une personne de sa connaissance qui lui dit: Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un alguazil et des archers à vos trousses; ils prétendent vous mettre la main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville. Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes leurs feuilles : il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit sur des branches qui l'enveloppaient de leurs feuillages. Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent un jeune homme dans la débauche, et dont l'amitié se dissipe avec les fumées du vin. 1 Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant d'entre les branches et les seuilles qui le couvraient, il était prêt à se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune, il crut discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le cherchait dans ce bois; et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au pied du même arbre sur lequel il était, cet homme s'assit, après en avoir fait le tour deux ou trois fois. Le Diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit: Seigneur Zambullo, dit-il à don Cleophas, permettez-moi de jouir un peu de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je n'abuserai point de votre patience. Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse où il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit proprement de gazon, et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné, pour descendre de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y eût de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles de la terre. D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter; et, persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de l'alguazil que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha légèrement toute la nuit, sans tenir de route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins, à la vérité, pour se reposer, que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous saisit au moment où vous allez prendre un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles; et, pour comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante. Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle, et se rendit à Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, il loua une mule, sur laquelle il retourna dès le jour même à Salamanque. Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa fable toute prête : il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant point de son pays, quoiqu'il eût écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour, et que le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis longtemps conten |