L faut placer Le Sage tout simplement à côté de Molière; c'est un poëte comique, dans toute l'acception de ce grand mot, la comédie. Il en a les nobles instincts, l'ironie bienveillante, le dialogue animé, le style net et limpide, la malice sans 000000010 cruauté; il a étudié à fond les différents états de la vie, en haut et en bas du monde. Il sait très-bien les mœurs des comédiens et des grands seigneurs, des hommes d'épée et des gens d'église, des étudiants et des belles dames. Exilé du Théâtre-Français, dont il eût été l'honneur, et moins heureux que Molière, qui avait les comédiens à ses ordres et qui était le propriétaire de son théâtre, Le Sage s'est vu obligé plus d'une fois de refouler en lui-même cette comédie, qui n'avait pas de débouché au dehors faute d'acteurs pour la représenter; alors, force a bien été à l'auteur de Turcaret de trouver une forme nouvelle qui lui permît de jeter dans le monde l'esprit, la grâce, l'enjouement, l'enseignement qui l'obsédaient. De pareils hommes, quand on écrit leur biographie, il n'y a qu'une chose à faire, c'est la louange. Plus ils ont été cachés et modestes dans leur vie, et plus les critiques qui s'en occupent ont le droit de les entourer de respects et d'éloges; c'est là une justice tardive si vous voulez, mais enfin une justice; et d'ailleurs, qu'importent ces événements vulgaires? Toutes ces biographies se ressemblent. Un peu plus de pauvreté, un peu moins de misère, une jeunesse vivement dépensée, l'âge mûr sérieux et rempli de travail, une vieillesse respectée, honorable, et au bout de tous ces travaux, de toutes ces peines, de toutes ces angoisses de l'esprit et du cœur dont les grands artistes ont seuls le secret, l'Académie-Française en perspective. Alors si vous êtes un homme médiocre, toutes les portes vous sont ouvertes; si vous êtes un homme de génie, la porte s'ouvre difficilement; enfin, êtesvous par hasard un de ces esprits excellents qui n'apparaissent que de siècle en siècle? il peut se faire que l'Académie-Française ne veuille de vous à aucun prix. Ainsi a-t-elle fait pour le grand Molière, ainsi a-t-elle fait pour Le Sage: ce qui est un grand honneur, savez-vous, pour l'illustre auteur de Gil Blas. René Le Sage est né dans le Morbihan, le 8 mai 1668; et cette année-là, Racine faisait jouer les Plaideurs, Molière faisait jouer l'Avare. Le père de Le Sage était un homme quelque peu lettré, comme pouvait l'être un honorable avocat de province, qui vivait au jour le jour en grand seigneur, et sans trop s'inquiéter de l'avenir de son fils unique. Le père mourut comme l'enfant n'avait que quatorze ans; bientôt après le jeune René perdit sa mère, il resta seul sous la tutèle d'un oncle, et il fut trop heureux d'avoir pour tuteurs les savants maîtres de la jeunesse du XVIIe siècle, les Jésuites, qui devaient plus tard être les maîtres de Voltaire, comme ils ont été les instituteurs de toute la France du grand siècle. Grâce à cet habile et paternel enseignement, notre jeune orphelin pénétra bien vite dans les savants et poétiques mystères de cette antiquité classique, qui est encore aujourd'hui et qui sera jusqu'à la fin du monde la source intarissable du goût, du style, de la raison et du bon sens. C'est une louange à donner à Le Sage, qu'il a été élevé avec autant de soin et de zèle que Molière et Racine, que La Fontaine et Voltaire; les uns et les autres ils se sont préparés par de sévères études et par leur respect pour leurs maîtres, à être des maîtres à leur tour; ils sont devenus des écrivains classiques, pour avoir respecté les écrivains classiques, ce qui peut servir, au besoin, d'enseignement aux beaux esprits de nos jours. Mais, quand cette première éducation fut accomplie, et quand il sortit de ces maisons savantes tout rempli de grec et de latin, tout animé de la ferveur poétique, Le Sage rencontra ces terribles obstacles qui attendent inviolablement, au sortir de ses études, tout jeune homme sans famille et sans fortune. Le poëte Juvénal l'a très-bien formulé dans un de ses plus beaux vers: Ceux-là surnagent difficilement, à qui la pauvreté fait obstacle : Haud facilè emergunt, quorum virtutibus obstat Mais qu'importe la pauvreté quand on est si jeune, quand l'espérance est si vaste, la pensée si puissante et si riche? On n'a rien, il est vrai; mais le monde vous appartient en propre, le monde est votre patrimoine; vous êtes le roi de l'univers; autour de vous la vingtième année touche toute chose de sa baguette d'or. Votre regard net et limpide pourrait regarder en face le soleil, comme fait l'aigle. C'en est fait, toutes les puissances de votre âme sont éveillées, toutes les passions de votre cœur s'appellent les unes et les autres pour entonner l'hosanna in excelsis! Qu'importe alors que l'on soit pauvre? un beau vers, une noble pensée, une phrase bien faite, la main d'un ami, le doux sourire d'une jeune fille qui passe, voilà de la fortune pour huit jours. Ceux qui, au |