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pose à sortir, c'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier hidalgo qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus ; et, dans le fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous les meubles.

Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps-de-logis où il y a de superbes ameublemens, un homme en robe de chambre de brocard rouge à fleurs d'or : c'est un bel esprit qui fait le seigneur en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravédis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un équipage trèsjoli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son particulier : il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des conseillers d'état; et, pour cet effet, il vient d'envoyer chercher un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou, après quoi

il écrira sur des cartes les services dont ils seront convenus. Vous me parlez là d'un grand crasseux, dit Zambullo. Hé mais, répondit Asmodée; tous les gueux que la fortune enrichit brusquement deviennent avares ou prodigues c'est la règle.

Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait. Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez-là mérite bien votre attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son douaire, et voit très-bonne compagnie, et le jeune homme qui est avec elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve.

Quoique, ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a promis à la veuve de l'épouser : il lui a même fait un dédit de trois mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parens, qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda la cause : il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions qu'il aurait à essuyer de la part de sa fa

mille ne pourraient jamais ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent tous deux à minuit, très-contens l'un de l'autre.

Monsalve est revenu ce matin : il a trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la conversation l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et y voyant de son écriture : Comment donc, madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des billets doux qu'on vous envoie? Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me servent les promesses des amans qui veulent m'épouser en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes. Quand le cavalier a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il lui jure de nouveau une éternelle fidélité.

Jetez les yeux, poursuivit le Diable, sur ce grand homme sec qui passe au-dessous de nous : il a un grand registre sous son bras, une écritoire pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos. Ce personnage, dit l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original. Il est certain, reprit le démon, que c'est un

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mortel assez singulier. Il y a des philosophes cyniques en Espagne : en voilà un. Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire quelques ognons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il mène depuis dix ans ; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène : Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des ognons, ce philosophe moderne lui répondrait : Je ferais ma cour aux grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le faire ramper devant un autre homme."

En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs : ils lui firent même sa fortune; mais, ayant senti que leur amitié n'était pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui il a même donné presque tous ses biens à ses amis indigens; il s'est seulement réservé de quoi vivre de la manière qu'il vit; car

LE SAGE. T. II.

II

il ne lui paraît pas moins honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que chez les grands seigneurs.

Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez accompagné d'un chien; il peut se vanter d'être d'une des meilleures maisons de Castille. Il a été riche, mais il s'est ruiné, comme le Timon de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et princesses; en un mot, à chaque occasion qu'à eue l'Espagne de faire des réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est resté fidèle: c'est son chien.

Dites-moi, seigneur Diable, s'écria Leandro Perez, à qui appartient cet équipage que je vois 'arrêté devant une maison? C'est, répondit le démon, le carrosse d'un riche contador qui va tous les matins dans cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de race maure a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité; dans la fureur que lui causa cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée

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