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jour tout en pleurs devant lui. Qu'avez-vous ? lui dit Bahabou. Seigneur, répondit le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le cœur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient d'Alger, où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, et s'arrachant les cheveux, misérable que je suis c'est moi, dont le libertinage a réduit mon père à cacher son argent, et à se bannir de sa patrie ! C'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes! Ah! seigneur don Pablos, pourquoi, m'avez-vous tiré des mains de la justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me laisser expier, par ma mort, le crime d'avoir causé tous ses malheurs.

A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. Mon enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos fautes passées : essuyez vos larmes ; il suffit que je sache ce qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa délivrance ne dépend que d'une

rançon dont je me charge; quelques maux qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra plus de son mauvais sort.

Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambrosio tout consolé; et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites : « Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à Alger. » Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous ayez admiré l'air tranquille.

Mais il me semble, dit don Cleophas, que Bahabon n'en doit plus guère de reste à ce bourgeois. Don Pablos pense autrement que vous, répondit Asmodée. Il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il a gagné depuis qu'il est recteur ; et quand il reverra Piquillo, il a dessein de lui dire : Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus 15

LE SAGE. T. II.

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comme votre bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent que vous aviez caché dans un bois : ce n'est point assez que je vous rende vos deux cent cinquante doublons, puisque je m'en suis servi pour parvenir au rang que je tiens dans le monde ; tous mes effets vous appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que..... Le Diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit ; il lui prit un frisson, et il changea de visage.

Qu'avez-vous ? lui dit l'écolier; quel mouvement extraordinaire vous agite et vous coupe subitement la parole? Ah! seigneur Leandro, s'écria le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! Le magicien qui me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne suis plus dans son laboratoire : il va me rappeler par des conjurations si fortes, que je n'y pourrai résister. Que j'en suis mortifié ! dit don Cleophas tout attendri : quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons nous séparer pour jamais. Je ne le crois pas, répondit Asmodée : le magicien peut avoir besoin de mon ministère; et si j'ai le bonheur de lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me remettra-t-il en liberté : si cela arrive, comme je l'espère, comptez que je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne ré

vélerez à personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que vous ne me reverriez plus.

Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pèdre de Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage; ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure : tout l'enfer est effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je ne puis demeurer plus long-temps avec votre seigneurie: jusqu'au revoir, cher Zambullo. En achevant ces mots il embrassa don Cleophas, et disparut après l'avoir transporté dans son apparte

ment.

CHAPITRE XXI.

De ce que fit don Cleophas après que le Diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur dẹ cet ouvrage a jugé à propos de le finir.

Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute la nuit sur ses jambes, et de s'être donné beaucoup de mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos. Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à s'endormir ; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique, où il passa la journée et la nuit sui

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vante.

Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en criant de toute sa force: Holà ho! seigneur don Cleophas, debout. A ce bruit, Zambullo se réveilla. Savez-vous, lui dit don Luis, que vous êtes couché depuis hier matin? Cela n'est pas possible, répondit Leandro. Rien n'est

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