Imágenes de páginas
PDF
EPUB

DU

DIABLE BOITEUX.

MONSIEUR,

Je vous annonce une nouvelle édition du Diable boiteux. Malgré l'ancienne rancune que nous conservons depuis le péché originel contre la gent diabolique, tout le monde aime Asmodée : on le lit, on le caresse ; jamais diable n'a été si fêté.

Il aurait pu paraître aux yeux de don Cleophas sous une forme plus gracieuse, et tel que les poètes l'ont représenté, sous le beau nom de Cupidon; mais, ennemi du déguisement, il se montre à son libérateur dans toute sa laideur naturelle, pour lui témoigner qu'il ne veut rien lui cacher. Voilà un exemple de franchise peu commun. Combien d'amans n'ont jamais eu le bonheur de voir le visage de leur maîtresse sans agrémens étrangers! Après tout, tel qu'il il ressemble mieux au démon de la volupté,

est,

qu'avec les grâces et la beauté que l'antiquité lui donne en le nommant le dieu d'amour; et son manteau, avec les figures ingénieuses qui y sont peintes, lui sied mieux que les ailes dorées, le carquois et le bandeau.

Au reste, sa difformité est bien compensée par son bon caractère et son esprit. Il s'acquitte scrupuleusement de sa parole; il rend à don Cleophas les plus grands services, et ne tient en rien de la méchanceté des habitans des enfers. Du côté de l'esprit, il soutient glorieusement la réputation de ses confrères; il en a comme tous les diables ensemble. Je n'en veux pas d'autre preuve que ce qu'il dit au sujet de sa dispute avec le démon Pillardoc: Après cela, dit-il, on nous réconcilia; nous nous embrassâmes; depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels. Ce trait laisse à penser tout ce qu'on peut dire; et vous en trouverez deux cents pareils dans les peintures qu'il fait de nos défauts.

Peut-on exprimer les ridicules des hommes avec plus de force et de délicatesse? Ses portraits sont achevés. Quand je me représente ce boiteux avec ses béquilles, je m'imagine que tous les traits piquans, mais sensés, qu'il lance, sont autant de coups de béquilles qu'il donne aux différens originaux qui les méri

tent; quoiqu'il semble badiner, il ne frappe jamais à faux; tous ses coups de béquille portent.

L'écolier profita sûrement plus dans une nuit avec Asmodée qu'il n'avait fait dans toute sa jeunesse avec tous les docteurs d'Alcala : ceux-ci l'avaient rebuté par leur morale éternelle; au lieu que dans le boiteux il trouva un maître habile qui, dans un tableau réjouissant, lui faisait sentir parfaitement les défauts des hommes, et le corrigeait adroitement sans l'accabler de leçons ennuyeuses.

Ainsi je ne suis point surpris que ce boiteux ait fait une si brillante fortune. Peut-on refuser en France son suffrage à un ouvrage qui renferme un heureux mélange de légèreté, de vivacité, de politesse et de solidité, sous un air de bagatelle? Nous sommes prévenus contre les préceptes; nous voulons être amusés; mais dans cet amusement qui nous plaît si fort, nous demandons de la justesse et de la raison : enfin nous sommes des enfans raisonnables; et le seigneur Asmodée s'est parfaitement conformé au goût de notre nation. Il faut sans doute que les Français aient mérité de lui quelque prédilection. J'admire encore son désintéressement d'avoir travaillé à nous rendre sages contre ses propres intérêts et ceux de ses confrères, qui n'ont pas dû lui en savoir bon gré.

LE SAGE. T. II.

18

Y a-t-il quelqu'un, monsieur, qui ne soit jaloux du plaisir que goûtait Zambullo sur les observatoires où le plaçait Asmodée? Je vole avec eux sur la tour de San-Salvador; je me rends les objets présens par mon imagination, et je suis enchanté. Je vois d'abord une coquette surannée qui se couche après avoir laissé sur sa toilette ses cheveux, ses sourcils et ses dents; un galant sexagénaire qui ôte son œil et sa moustache postiches, en attendant que son valet vienne le débarrasser de son bras et de sa jambe de bois, pour le coucher avec le reste; et la sœur aînée de ce bel Adonis, qui, avec une gorge et des hanches artificielles, se donne un air de mineure. Je ris autant que l'écolier de la singularité de ces trois personnages ras

semblés sous un même toit.

Dans une autre maison, j'admire le bon naturel du vieux don Torribio, que les cris de sa femme en couche percent jusqu'au cœur, tandis qu'un domestique, qui est la cause première des douleurs de sa maîtresse, dort d'un profond sommeil. Je sais bon gré à ce médecin que je vois s'habiller à la hâte de courir si promptement au secours de ce prélat qui a toussé deux ou trois fois depuis une heure qu'il est au lit.

Je contemple dans un grenier ce prudent

auteur qui rassemble dans une épître dédicatoire toutes les vertus morales et politiques, et toutes les louanges qu'on peut donner à un homme illustre par lui-même et par ses ancêtres, sans savoir à qui il dédiera son ouvrage, mais bien disposé à ne rien diminuer de ses éloges. Il y a des auteurs qui vivent de flatteries; mais je suis surpris du trait que le boiteux ajoute, qu'une femme de la cour, peu satisfaite d'une épître dédicatoire qui lui était adressée, se donna la peine d'en faire une autre, qu'elle envoya à l'auteur pour la faire imprimer.

Je regarde dans la rue avec mes compagnons, et je plains ce pauvre Castillan, filant l'amour parfait sous les fenêtres de sa maîtresse, qui pleure, au son de la guitare de ce froid amant, l'absence de son rival. Dans un bâtiment neuf, je suis édifié des saintes frayeurs d'un contador, qui songe à bâtir un monastère de richesses qu'il a amassées par des voies équivoques; le bonhomme est dans la meilleure foi du monde; une église et un réfectoire fondés, il va se croire le plus juste de tous les hommes. Je ne suis pas moins charmé des tendres scrupules d'une femme de soixante ans, qui épouse un homme de dix-sept ans pour goûter sans scrupule des plaisirs qu'elle aime : des motifs

« AnteriorContinuar »