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que j'ai connu mon amour, repartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes: vous le savez; vous m'en avez vous-même fait reproche je triomphais du moins de ma passion si je ne pouvais la détruire.

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Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin, je fus obligé de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais, par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je ? oui, Mendoce, je dois vous le dire, je trouvai Theodora prévenue pour

moi.

Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours; et interrompant encore son ami en cet endroit : Arrêtez, don Juan, lui dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel ! quelle confidence vous m'osez faire ! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que dis-je! notre

amitié, vous l'avez violée en conservant les sentimens perfides que vous me déclarez.

Quelle était mon erreur ! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu : je le sens d'autant plus vivement qu'il m'est porté par une main... Rendez-moi plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nomn odieux.

Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait évanouir sa fureur. Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour je refusai la foi de dona Theodora. Elle en pleura de dépit : mais, grand Dieu ! que ses pleurs excitèrent le trouble dans mon âme! je ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru. Je commençais à me trouver barbare; et pendant quelques instans,

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Mendoce, mon cœur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger, il faut craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ; je ne veux plus m'exposer aux regards de Theodora. Après cela don Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie ?

Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas! devais-je croire que dona Theodora pourrait vous voir long-temps sans vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à la fortune, et, loin de vous hair, je sens augmenter pour vous ma tendresse. Hé quoi ! vous renoncez pour moi à la possession de dona Theodora ! Vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don Juan; suivez le penchant qui vous entraîne ; épousez la veuve de Cifuentes; que

mon cœur, s'il veut, en gémisse; Mendoce vous

en presse.

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Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le confesse une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon bonheur. Et le repos de Theodora, reprit don Fadrique, vous doit-il être indifférent ? Ne nous flattons point : le penchant qu'elle a pour vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle; quand, pour me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je n'en serais pas mieux : puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne lui plairai jamais; le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu; elle a pour vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse qu'avec vous : recevez donc la main qu'elle vous présente; comblez ses désirs et les vôtres; abandonnez-moi à mon infortune; et ne faites pas trois misérables lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du destin.

Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter l'écolier, qui lui dit : Ce que vous me racontez est surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le monde que des amis

man,

qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses comme dona Theodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il renoncer à un objet qu'il adore, et dont il est aimé, de peur de rendre un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du rooù l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être plutôt que tels qu'ils sont. Je demeure d'accord, répondit le Diable, que ce n'est pas une chose fort ordinaire; mais elle est non seulement dans la nature du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. Revenons à mon histoire.

Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion : et l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs senti→ mens amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de s'entretenir de Theodora ; ils n'osaient plus même prononcer son nom. Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.

Dona Theodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de Villaréal, situé près de la

LE SAGE. T. II.

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