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CHAPITRE XV.

Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié.

Si les valets de dona Theodora n'avaient pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre autres blessé un si dangereusement que ses blessures ne lui ayant pas permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu sur le sable.

On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvaro; et comme on s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits. On en vint à bout, quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses jours, et de ne point le livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût dire où son maître emmenait dona 'Theodora.

Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en

l'état où il était il dût avoir peu d'espérance d'en profiter. Il rappela le peu de force qui lui restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait reçu. Il ajouta ensuite que don Alvaro. avait dessein de conduire la veuve de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr. asile.

Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan : ils laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun dans sa retraite : ils s'embarquèrent bientôt tous deux sans suite, à Denia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas plus tôt arrivés au Port-Mahon qu'ils apprirent qu'un vaisseau frété pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile : ils profitèrent de l'occasion.

Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou six heures après leur départ il survint un calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire, ils furent

obligés de louvoyer, dans l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il s'avançait presque sous leur canon, sans arborer aucun pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne fût un corsaire.

Ils ne se trompaient pas : c'était un pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il s'apercut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé : c'est pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles, et se disposa au combat.

Ils commencèrent de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux.

Les chrétiens perdirent courage à cette vue; et, ne voulant pas continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer. Alors

il parut, sur la poupe du navire d'Alger, un esclave qui se mit à crier en espagnol aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce cri, un Turc, qui tenait une banderole de taffetas vert, parsemée de demi-lunes d'argent entrelacées, la fit flotter dans l'air. Les chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre : ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres; et le maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger.

Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à-dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens; de sorte que tous les de ce passagers malheureux navire furent en un instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut réglé par le sort.

C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de tomber tous deux au

pouvoir du même corsaire : ils auraient trouvé leurs chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir de ces amis quand il leur fallut se quitter : ils se jetèrent aux pieds des pirates pour les conjurer de ne point les séparer; mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des spectacles les plus touchans, ne se laissèrent point fléchir : au contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils résolurent de les partager.

Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des cœurs impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras : Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions! quelle affreuse nécessité ! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets.

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