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CHAP. Cependant au-lieu d'en être furprise com IV. me les autres, elle témoigna qu'elle étoit tellement frappée de l'inutilité de cet ouvrage, & de la perte du temps de celui qui s'y étoit occupé, qu'elle ne pouvoit appliquer fon efprit à cette induftrie que les antres y admiroient. Je trouvai ce fentiment fort jufte; mais je penfai en même temps qu'on le pouvoit appliquer à bien des chofes de plus grande confequence. Toutes ces grandes fortunes par lefquelles les ambitieux s'élevent comme par differens degrés, fur la tête des peuples & des Grans, ne font foûtenues que par des apuis auffi délicats & auffi fragiles en leur genre, que l'étoient ceux de cet ouvrage d'ivoire. Il ne faut qu'un tour d'imagination dans l'efprit d'un Prince, une vapeur maligne qui s'élevera dans ceux qui l'environnent, pour ruiner tout cet édifice d'ambition: Et après tout, il eft bâti fur la vie de çet ambitieux. Lni mort, voilà fa fortune renversée & anéantie.Et qu'y at-il de plus fragile & de plus foible que la vie d'un homme? Encore en confervant avec quelque foin ce petit ouvrage d'ivoire, on le peut garder tant que l'on veut ; mais quelque foin qu'on prenne à conferver la vie, il n'y a aucun moyen d'empêcher qu'elle ne finiffe bien-tốt.

Si les hommes faifoient réflexion fur

cela, ils feroient infiniment plus retenus CHAP. à s'engager en tant de defleins & d'entre- IV. prifes, qui demanderoient des hommes immortels, & des corps autrement faits que les nôtres. Croit-on que qui auroit dit bien précisément à tous ceux que nous avons vu de notre temps faire des fortu nes immenfes qui fe font diffipées aprés leur mort, ce qui devoit arriver & à eux & à leurs maisons, & qu'on leur eût marqué expreffément qu'en s'engageant dans la voie qu'ils ont prife, ils feroient dans l'éclat un certain nombre d'années avec mille foins, mille inquiétudes & mille traverfes; qu'ils feroient tout leur poffible pour élever leur famille & pour la laiffer puiffante en biens & en charges; qu'ils mourroient en un tel temps; qu'enfuite toutes les langues & tous les écrivains fe déchaîneroient contre eux; que leur fafamille s'étendroit ; que tous leurs grans biens fe diffiperoient; croit-on, dis-je, qu'ils euflent vonlu prendre toutes les peines qu'ils ont prifes pour fi peu de chofe? Pour moi je ne le croi pas. Si les hommes ne fe promettent pas pofitivement l'immortalité & l'éternité, parceque ce ce feroit une illufion trop groffiere, allmoins n'envisagent-ils jamais expreffement les bornes de leur vie & de leur fortune. Ils font bien-aifes de les oublier

CHAP. & de n'y penfer pas. Et c'eftpourquoi il eft IV. bon de les en avertir, en leur montrant

que tous ces biens & toutes ces grandeurs qu'ils entallent, n'ont pour baze qu'une vie que tout eft capable de détruire.

Car ce n'eft encore que l'oubli de la fragilité de la vie, & une confiance fans raifon d'échapper de tous les dangers, qui fait résoudre les hommes à entreprendre des voyages au bout du monde,& à porter à la Chine leur corps, c'eft-à-dire tont leur être, felon leur penfée, pour en rapporter des drogues & des vernis. En verité s'ils y penfoient bien, & s'ils comptoient bien ce qu'ils hazardent & ce qu'ils defirent acquerir, ils concluroient fans doute qu'un peu de bien ne vaut pas la peine d'expofer une machine auffi foible que la leur à tant de perils & à tant d'incommodités, mais ils s'aveuglent volontairement eux-mêmes contre leur propre interêt, ils n'aiment que la vie, ils la hazardent pour toutes chofes;& ils ont même établi entre eux, qu'il étoit honteux de craindre de la hazarder.

Si un homme difoit pour s'excufer d'aller à la guerre, quand il n'y eft pas engage par fon devoir, que ce qui l'en empêche, c'ett que la tète n'eft pas à l'épreuve du canon, ni fon corps impenetrable aux épées & aux piques, il me femble qu'il

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parleroit très-judicieufement & très-con- CHAP formément à la difpofition commune des IV hommes, qui n'eftiment que les biens de la vie préfente.Car puifqu'on n'en fauroit jouir fans vivre, on ne fauroit faire de plus grande folie que de hazarder inutilement la vie, qui en eft le fondement. Cependant les hommes font convenus, contre leurs propres principes, de traiter ce langage de ridicule. C'eft qu'ils ont la raifon encore plus foible que le corps, comme nous le verrons tantôt.

Mais comme ce n'eft qu'en détournant fon efprit de la fragilité de la vie, que l'homme tombe dans ces égaremens, & enfuite dans la présomtion de fa propre force, il eft bon de lui mettre continuellement devant les yeux, que toutes les grandeurs on d'efprit ou de corps, qu'il s'attribue, font toutes attachées à cette vie miferable, qui ne tient elle-même à rien, & qui eft continuellement exposée à mille accidens. Sans même qu'il nous en arrive aucun, la machine entiere du monde travaille fans ceffe avec une force invincible à détruire notre corps. Le mouvement de toute la nature en emporte tous les jours quelque partie. C'eft un édifice dont on fappe fans ceffe les fondemens,& quis'écroulera quand les foûtiens en feront ruinés, fans qu'aucun fache pré

cifément s'il eft proche, ou s'il eft éloigné de cet état.

CHAPITRE V.

Avertisemens continuels que nous avons de la fragilité de notre vie, par les néceffités aufquelles nous sommes affujettis.

Left étrange que les hommes puiffent s'appuyer fur leur vie,comme fur quelque chofe de folide, eux qui ont des avertiffemens fi fenfibles & fi continuéls de fon instabilité. Je ne parle pas de la mort de leurs femblables qu'ils voyent à tous momens difparoître à leurs yeux, & qui font autant de voix qui leur crient qu'ils font mortels, & qu'il en faudra bien-tôt faire autant. Je ne parle pas non plus des maladies extraordinaires,qui font comme des coups de fonet pour les tirer de leur affoupiffement, & pour les avertir de penferà mourir. Je parle de la neceffité où ils font de foutenir tous les jours la défaillance de leurs corps par le boire & par le manger. Qu'y a-t-il de plus capable de leur faire fentir leur foibleffe, que de les convaincre par ce befoin continuel, de la deftruction continuelle de leur corps qu'ils tâchent de reparer, & de foûtenir contre l'impétuofité du torrent du mon→

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