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de qui les entraîne à la mort? Car la faim CHAP. & la foif font proprement des maladies V. mortelles. Les caufes en font incurables, & fi l'on en arrête l'effet pour quelque temps, elles l'emportent enfin fur tous les remedes.

Qu'on laiffe le plus grand efprit du monde deux jours fans manger, le voilà Languiffant, & prefque fans action & fans penfees,&uniquement occupé du fentiment de fa foibleffe & de fa défaillance. Il lui faut néceffairement de la nourriture pour faire agir les refforts de fon cerveau, fans quoi l'ame ne peut rien. Qu'y a-t-il de plus humiliant que cette néceffité ? Et encore n'est-ce pas la plus facheufe, parcequ'elle n'eft pas la plus difficile à fatisfaire; celle du dormir l'eft bien autrement. Pour vivre il faut mourir tous les jours, en ceffant de penfer & d'agir raifonnablement, & en fe laiffant tomber dans un état où l'homme n'eft prefque plus diftingué des bêtes; & cet état où nous ne vivons point, emporte une grande partie de notre vie.

Il faut fouffrir ces néceffités, puifque Dieu nous y affujettit. Mais il feroit b'en raisonnable au-moins de les regarder comme des marques de notre foibleffe, puifque c'elt en partie pour avertir l'homme de fa baffeffe, qu'il plaît à Dieu de le

CHAP. réduire ainfi tous les jours à l'état & àla V. condition des bêtes. Cependant le déreglement des hommes eft tel, qu'ils changent en fujets de vanité ce quiles devroit le plus humilier. Il n'y a rien où ils faffent paroître, quand ils le peuvent, plus de fafte & de magnificence que dans les feftins. On fe fait honneur de cette honteufe neceffité: & bien loin de s'en humilier on s'en fert à fe diftinguer des autres, quand on eft en état d'y apporter plus d'appareil & d'oftentation.

CHAPITRE VL

Examen des qualités fpirituelles des hommes. Foibleffe qui les porte à en juger, non parcequ'elles ont de réel,mais par l'estime que d'autres hommes en font. Vanité & mifere de la fcience des mots, de celle des faits, des opinions des hommes.

Left affez aifé de perfuader fpeculati vement les hommes de la foibleffe de leurs corps, & des miferes de leur nature, quoiqu'il foit très-difficile de les porter à en tirer cette confequence naturelle, qu'ils ne doivent faire aucun état de tout ce qui eft appuyé fur un fondement auffi branlant & auffi fragile que leur vie. Mais ils ont d'autres foibleffes aufquelles non

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Voyez la

2. partie

du Dan

zer des

feulement ils ne s'appliquent point, mais CHAP. dont ils ne font point du tout convaincus. VI Ils eftiment leur science, leur luniere leur vertu, la force & l'étendue de leur efprit. Ils croient être capables de gran- du Traité des chofes. Les difcours ordinaires des hommes font tout pleins des éloges qu'ils Entrefe donnent les uns aux autres pour ces qualités d'efprit. Et la pente qu'on a à re- tom. 2. cevoir fans examen tout ce qui eft à fon avantage, fait que fi l'on en a quelqu'une, on n'en juge pas par ce qu'elle a de réel, mais par cette idée commune que l'on en apperçoit dans les autres.

Mais on doit d'abord confiderer comme une très-grande foibleffe, cette inclination que l'on a à juger des choses, non fur la verité, mais fur l'opinion d'autrui. Car il eft clair qu'un jugement faux ne peut donner de réalité à ce qui n'en a point. Si nous ne fommes donc pas affez humbles pour n'avoir pas de complaifance en ce que nous avons véritablement, au-moins ne foyons pas affez fottement vains pour nous attribuer fur le témoignage d'autrui, ce que nous pouvons reconnoître nous-mêmes que nous n'avons pas. Examinons ce qui nous éleve, voyons ce qu'il y a de réel & de folide dans la fcience des hommes, & dans les vertus humaines, & retranchons-en au-moins

tiens des hommes,

CHAP. tout ce que nous découvrirons être vain VI. & faux.

La science eft,ou des mots,ou des faits, ou des choses. Je demeure d'accord que les hommes font capables d'aller aflez loin dans la science des mots & des fignes, c'eft à-dire,dans la connoiffance de la liaifon arbitraire qu'ils ont faite de certains fons avec de certaines idées. Je veux bien admirer la capacité de leur memoire, qui peut-recevoir fans confufion tant d'images differentes, pourvû que l'on m'accorde que cette forte de fcience eft une grande preuve non feulement qu'ils font trèsignorans, mais même qu'ils font prefque incapables de rien favoir. Car elle n'eft de foi d'aucun prix ni d'aucune utilité. Nous n'apprenons le fens des mots, qu'afin de parvenir à la connoiffance des chofes Elle tient lieu de moyen, & non de fin. Cependant ce moyen eft fi difficile & fi long, qu'ily faut confumer une partie de notre vie. Plufieurs l'y emploient toute entiere,& tout le fruit qu'ils tirent de cette étude, eft d'avoir apprise de certains fons font destinés par les hoinmes à fignifier de certaines chofes, fans que cela les avance en rien pour en connoître la nature. Cependant les hommes font fi vains, qu'ils ne laiffent pas de fe glorifier de cette forte de fcience; & c'eft celle-même

dont

als tirent plus de vanité, parcequ'ils n'ont CHAP. pas la force de refifter à l'approbation VL des ignorans, qui admirent d'ordinaire ceux qui la poffedent.

Il n'y a gueres plus de folidité dans la fcience des faits ou des évenemens hiftoriques. Combien y en a-t-il peu d'exaêtement rapportés dans les hiftoires:Nous en pouvons juger par ceux dont nous avons une connoiffance particuliere,lorf qu'ils font écrits par d'autres. Le moyen donc de diftinguer les vrais des faux, & les certains des incertains? On peut bien favoir en general que tout hiftorien ment, ou de bonne foi, s'il eft fincere ; ou de mauvaise foi s'il ne l'eft pas ; mais comme il ne nous avertit pas quand il ment, nous neurions empêcher qu'il ne nous trompe qu'en ne le croyant prefqu'enrien.

Lors même que l'on ne peut pas dire que les hiftoires foient fauffes, combien font-elles differentes des chofes mêmes? Combien les faits y font-ils decharnés; c'est-à-dire, feparés tant des mouvemens fecrets qui les ont produits, que des citconftances qui ont contribué à les faire réuffir. Elles ne nous prefentent proprement que des fquelettes, c'est-à-dire, des actions toutes nues, on qui paroiffent dépendre de peu de refforts, quoiqu'elles Rayent été faites que dépendamment

Tome I.

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