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CHAP. Cependant au-lieu d'en être furprise com IV. me les autres, elle témoigna qu'elle étoit tellement frappée de l'inutilité de cet ouvrage, & de la perte du temps de celui qui s'y étoit occupé, qu'elle ne pouvoit appliquer fon efprit à cette induftrie que les antres y admiroient. Je trouvai ce fentiment fort jufte; mais je pensai en même temps qu'on le pouvoit appliquer à bien des chofes de plus grande confequence. Toutes ces grandes fortunes par lefquelles les ambitieux s'élevent comme par differens degrés, fur la tête des peuples & des Grans, ne font foûtenues que par des apuis auffi délicats & auffi fragiles en leur genre, que l'étoient ceux de cet ouvrage d'ivoire. Il ne faut qu'un tour d'imagination dans l'efprit d'un Prince, une vapeur maligne qui s'élevera dans ceux qui l'environnent, pour ruiner tout cet édifice d'ambition: Et après tout, il eft bâti fur la vie de cet ambitieux. Lni mort, voilà fa fortune renversée & anéantie.Et qu'y at-il de plus fragile & de plus foible que la vie d'un homme? Encore en confervant avec quelque foin ce petit ouvrage d'ivoire, on le peut garder tant que l'on veut ; mais quelque foin qu'on prenne à conferver la vie, il n'y a aucun moyen d'empêcher qu'elle ne finifle bien-tôt.

Si les hommes faifoient réflexion fur

II

liant dans les opinions qui les rendent CHAP, femblables aux bêtes; ils y trouvent aucontraire un secret soulagement, parceque leurs déreglemens leur deviennent moins honteux, en paroiffant plus conformes à la nature. Ils font d'ailleurs bienaifes de rabaiffer avec eux ceux dont l'éclat & la grandeur les incommode, & ils ne fe foucient guéres de n'être pas differens des bêtes, pourvû qu'ils mettent air même rang les Rois & les Princes, les Savans & les Philofophes.

Ne nous amufons donc point à chercher dans ces vaines fantaifies des preu ves de notre foibleffe, nous en avons affez de véritables & de réelles dans nousmêmes. Il ne faut que confiderer pour cela notre corps & notre efprit, non de cette vae fuperficielle & trompeufe, par laquelle on fe cache ce que l'on n'en veut pas voir, & l'on n'y voit que ce qui plaît, mais d'une vue plus diftincte,plus étendue & plus fincere, qui nous découvre à nousmêmes tels que nous fommes,& qui nous montre ce que nous avons véritablement de foibleffe, de force, de baffefle & de grandeur.

CHAPITRE III.

Description de l'homme,& premierement de la machine de fon corps. Combien l'idée qu'il a de fa force eft mal fondée. L'homme fuit de fe comparer aux autres créatures, de-peur de reconnoître fa petitesse en toutes chofes. Il le faut forcer à faire cette comparaison.

EN regardant l'homme comme de

loin, nous y appercevons d'abord une ame & un corps attachés & liés enfemble par un nœud inconnu & incomprehenfible, qui fait que les impreffions du corps paffent à l'ame, & que les impreffions de Fame paffent au corps, fans que perfonne puiffe concevoir la raifon & le moyen de cette communication entre des natures fi differentes. Enfuite en s'en approchant comme de plus près, pour connoître plus diftinctement ces differentes parties, on voit que ce corps eft une inachine compofée d'une infinité de tuyaux & de refforts propres à produire une diverfité infinie d'actions & de mouvemens, foit pour la confervation même de cette machine, foit pour d'autres ufages aufquels on l'emploie, & que l'ame elt une nature intelligente, capable de bien & de mal, de bon

parleroit très-judicieusement & très-con- CHAP, formément à la difpofition commune des IV hommies, qui n'eftiment que les biens de la vie préfente.Car puifqu'on n'en fauroit jouir fans vivre, on ne fauroit faire de plus grande folie que de hazarder inutilement la vie, qui en eft le fondement. Cependant les hommes font convenus, conte leurs propres principes, de traiter ce langage de ridicule. C'est qu'ils ont la raifon encore plus foible que le corps, com

me nous le verrons tantôt.

Mais comme ce n'eft qu'en détournant fon efprit de la fragilité de la vie, que l'homme tombe dans ces égaremens, & ensuite dans la présomtion de fa propre force, il eft bon de lui mettre continuellement devant les yeux, que toutes les grandeurs on d'efprit ou de corps, qu'il sattribue, font toutes attachées à cette vie miserable, qui ne tient elle-même à rien, & qui eft continuellement exposée à mille accidens. Sans même qu'il nous en arrive aucun, la machine entiere du monde travaille fans ceffe avec une force invincible à détruire notre corps. Le mouvement de toute la nature en emporte tous les jours quelque partie. C'eft un édifice dont on fappe fans ceffe les fondemens,& quis'écroulera quand les foûtiens en feront ruinés, fans qu'aucun fache pré

cifément s'il eft proche, ou s'il eft éloigné de cet état.

CHAPITRE V.

Avertiffemens continuels que nous avons de la fragilité de notre vie, par les néceffités aufquelles nous sommes affujettis.

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Left étrange que les hommes puiffent s'appuyer fur leur vie,comme fur quelque chofe de folide, eux qui ont des avertiffemens fi fenfibles & fi continuels de fon inftabilité. Je ne parle pas de la mort de leurs femblables qu'ils voyent à tous momens difparoître à leurs yeux, & qui font autant de voix qui leur crient qu'ils font mortels, & qu'il en faudra bien-tôt faire autant. Je ne parle pas non plus des maladies extraordinaires,qui font comme des coups de fonet pour les tirer de leur affoupiffement, & pour les avertir de penferà mourir. Je parle de la neceffité où ils font de foûtenir tous les jours la défaillance de leurs corps par le boire & par le manger. Qu'y a-t-il de plus capable de leur faire fentir leur foiblefle, que de les convaincre par ce befoin continuel, de la deftruction continuelle de leur corps qu'ils tâchent de reparer, & de foûtenir contre l'impétuofité du torrent du mon❤

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