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IV.

De la foibleße de l'homme. 13 CHAP. que l'homme s'attribue dans fon idée, n'eft fondée que fur fa vie, puifqu'il ne fe regarde que dans cette vic, & qu'il confidere en quelque forte tous ceux qui font morts, comme s'ils étoient anéantis. Mais qu'est-ce que cette vie fur laquelle il fe fonde, & quelle force a-t-il pour fe la conferver? Elle dépend d'une machine fi délicate & compofec de tant de refforts, qu'aulieu d'admirer comment elle fe détruit, il y a lieu de s'étonner comment elle peut feuTement fubfifter un peu de tems. Le moindre vaiffeau qui fe rompt, ou qui fe bouche, interronipant le cours du fang & des humeurs, ruine l'oeconomie de tout le corps. Un petit épanchement de fang dans le cerveau, fuffit pour boucher les pores par où les efprits entrent dans les nerfs, & pour arrêter tous les mouvemens. Si nous voiyons ce qui nous fait mourir, nous en ferions furpris. Ce n'eft quelquefois qu'une goute d'humeur étrangere, qu'un grain de maticre mal placée, & cette goute & ce grain fuffit pour renverfer tous les deffeins ambitieux de ces Conquerans & de ces Maîtres du monde.

Je me fouviens, fur ce fujet, qu'un jour on montra une perfonne de grande qualité & de grand efprit, un ouvrage d'ivoire d'une extraordinaire délicateffe. C'étoit un petit honume monté fur une colonne fi defice, que le moindre vent étoit capable de brifer tout cet ouvrage, & l'on ne pouvoit affez admirer l'adrelle avec laquelle l'ouvrier avoit fù le tailler. Cependant au lieu

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CHAP. témoigna qu'elle étoit tellement frappée de l'inutilité de cet ouvrage, & de la perte du tems de celui qui s'y étoit occupé, qu'elle ne pouvoit appliquer fon cfprit à cette induftrie que les autres y admiroient. Je trouvai ce fentiment fort jufte; mais je penfai en même-tems qu'on le pouvoit appliquer à bien des chofes de plus grande confequence. Toutes ces grandes fortunes, par lefquelles les ambitieux s'élevent comme par differens degrés, fur la tête des peuples & des Grans, ne font foûtenues que par des appuis aufli délicats & auffi fragiles, en leur genre, que l'étoient ceux de cet ouvrage d'ivoire. Il ne faut qu'un tour d'imagination dans l'efprit d'un Prince, une vapeur maligne qui s'élevera dans ceux qui l'environnent, pour ruiner tout cet édifice d'ambition: Et après tout, il cft bâti fur la vie de cet ambitieux. Lui mort, voilà fa fortune renverfee & anéantic. Et qu'y a-t-il de plus fragile & de plus foible que la vie d'un homme? Encore en confervant avec quelque foin ce petit ouvrage d'ivoire, on le peut garder autant que l'on veut; mais quelque foin que l'on prenne à conferver fa vie, il n'y a aucun moyen d'empêcher qu'elle ne finille bien-tôt.

Si les hommes faifoient réflexion fur cela, ils feroient infiniment plus retenus à s'engager en tant de deffeins & d'entreprifes, qui demanderoient des hommes immortels, & des corps autrement faits que les nôtres. Croit-on que qui auroit dit bien précisément à tous ceux que nous avons vu de notre tems faire des fortunes immenfes

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qui fe font diffipées après leur mort, ce qui CHAP devoit arriver & à eux, & à leurs maifons, & qu'on leur eût marqué expreffement qu'en s'engageant dans la voie qu'ils ont prife, ils feroient dans l'éclat un certain nombre d'années avec mille foins, mille inquiétudes & mille traverfes; qu'ils feroient tout leur poffible pour élever leur fainille & pour la laiffer puiffante en biens & en charges; qu'ils mourroient en un tel tems; qu'enfuite toutes les langues & tous les écrivains fe déchaîneroient contr'eux : que leur famille s'éteindroit ; que tous leurs grans biens fe diffiperoient; croit-on, dis- je, qu'ils euffent voulu prendre toutes les peines qu'ils ont prifes pour fi peu de cho fe: Pour moi, je ne le croi pas. Si les hommes ne fe promettent pas pofitivement l'immortalité & l'éternité, parce que ce feroit une illufion trop groffiere, au moins n'envilagent-ils jamais expreffément les bornes de leur vie & de leur fortune. Ils font bienaifes de les oublier & de n'y penser pas. Et c'eft pourquoi il eft bon dé les en avertir, en leur montrant, que tous ces biens & toutes ces grandeurs qu'ils entaffent, n'ont pour baze qu'une vie que tout eft capable de détruire.

Car ce n'eft encore que l'oubli de la fragilité de la vie, & une confiance fans raifon d'échapper de tous les dangers, qui fait refoudre les hommes à entreprendre des voyages au bout du monde, & à porter à la Chine leur corps, c'est-à-dire, tout leur être, felon leur penfee, pour en rapporter des

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foient bien, & s'ils comptoient bien ce qu'ils hazardent, & ce qu'ils defirent acquerir, ils concluroient fans doute qu'un peu de bien ne vaut pas la peine d'expofer une machine auffi foible que la leur, à tant de perils & à tant d'incommodités; mais ils s'aveuglent volontairement eux-mêmes contre leur propre interêt ; ils n'aiment que la vie, ils la hazardent pour toutes chofes ; & ils ont même établi entre eux, qu'il étoit honteux de craindre de la hazarder.

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Si un homme difoit pour s'excufer d'aller à la guerre, quand il n'y est pas engagé par fon devoir, que ce qui l'en empêche c'eft que fa tête n'eft pas à l'épreuve du canon, ni fon corps impenetrable aux épécs & aux piques, il me femble qu'il parleroit très-judicieusement & très-conformément à la difpofition commune des hommes, qui n'eftime que les biens de la vie prefente. Car puifqu'on n'en fauroit jouir fans vivre, on ne fauroit faire de plus grande folie que de hazarder inutilement la vie, qui en eft le fondement. Cependant les hommes font convenus, contre leurs propres principes, de traiter ce langage de ridicule. C'eft qu'ils ont la raifon encore plus foible que le corps, comme nous le verrons tantôt.

Mais comme ce n'eft qu'en détournant fon efprit de la fragilité de la vie, que l'homme tombe dans ces égaremens, & enfuite dans la préfomption de fa propre force, il eft bon de lui mettre continuellement devant les yeux, que toutes les grandeurs ou d'efprit ou de corps, qu'il s'attribue, font toutes

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Ittachées à cette vie miferable, qui ne tient CHAP. elle-même à rien, & qui eft continuellement exposée à mille accidens. Sans même qu'il nous en arrive aucun, la machine entiere du monde travaille fans ceffe avec une force invincible à détruire notre corps. Le mouvement de toute la nature en emporte tous les jours quelque partie. C'eft un édi fice dont on fappe fans ceffe les fondemens & qui s'écroulera quand les foutiens en feront ruinés, fans qu'aucun fache precifement s'il eft proche, ou s'il eft éloigné de

cet état.

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CHAPITRE V.

Avertißemens continuels que nous avons de la fragilité de notre vie, par les neceffités aufquelles nous fommes aßujettis.

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Left étrange que les hommes puiffent s'appuyer fur leur vie, comme fur quelque chofe de folide, eux qui ont des avertiffemens fi fenfibles & fi continuels de fon inftabilité. Je ne parle pas de la mort de leurs femblables, qu'ils voient à tous momens difparoitre à leurs yeux, & qui font autant de voix cui leur crient, qu'ils font mortels & qu'il en faudra bien-tôt faire autant. Je ne parle pas non plus des maladies extraordinaires, qui font comme des coups de fouet pour les tirer de leur alloupiflement

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