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X.

tous plongés dans une telle ftupidité, que fi elle n'éteint pas entierement leur raifon, elle leur en laiffe fi peu l'ufage, que c'est une chofe étonnante comme une ame peut être réduite à une telle brutalité. A quoi penfe un Canibale, un Yroquois, un Brefilien, un Négre, un Cafre, un Groenlandien, un Lapon, tout le tems de fa vie? A chaffer, à pêcher, à danser, à se venger de fes ennemis.

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Mais fans aller chercher fi loin des exemples de la ftupidité des hommes : à quoi penfent la plupart des gens de travail A leur ouvrage, à manger, à boire, a dormir, à tirer ce qui leur eft dû, à payer la taille, & à un petit nombre d'autres objets. Ils font comme infenfibles à tous les autres & l'accoutumance qu'ils ont de tourner dans ce petit cercle, les rend incapables de rien concevoir au delà. Si on leur parle de Dieu, de l'Enfer, du Paradis de la Religion, des Regles de la Morale ou ils n'entendent point, ou ils oublient en un moment ce qu'on leur dit, & leur ef prit rentre auffi-tôt dans ce cercle d'ob jets groffiers aufquels il eft accoutumé. S'ils font infiniment éloignés par leur nature, de celle des bêtes, telle qu'elle eft en effet ils font très-peu differens de l'idée que nous en avons. Car ce que nous concevons par une bête, eft un certain animal qui penfe mais qui penfe peu, & qui n'a que des idées confufes & grofficres, & qui n'eft capable de concevoir qu'un fort petit nombre d'objets. Ainfi nous concevous, un cheval comme un animal qui penfe à manger, à dor

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mir, à courir a retourner à fon écurie. CHAP. Cette idée n'eft pourtant pas celle d'un cheval; car une machine ne pense point: mais c'eft proprement celle d'un homme ftupide. Et certainement il ne faudroit pas y ajoûter encore beaucoup de penfées pour en former celle d'un Tartare.

Cependant ce nombre de gens qui ne penfent prefque point, & qui ne font occupés que des neceffités de la vie prefente, eft fi grande, que celui des gens dont l'efprit a un peu plus d'agitation & de mouvement, n'eft prefque rien en comparaifon. Car ce nombre de ftupides comprend dans le Chriftianifme même, prefque fous les gens de travail, prefque tous les pauvres, la plupart des femmes de basse condition, tous les enfans. Tous ces gens ne penfent prefque à rien durant leur vie, qu'a fatisfaire aux neceflités de leurs corps à trouver moyen de vivre, à vendre, à acheter; & encore ils ne forment fur tous ces objets que des penfees affez confules. Mais dans les autres nations, principalement entre celles qui font plus barbares, il comprend les peuples entiers fans aucune diftinction.

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Il eft certain que les gens qui travaillent du corps, comme tous les pauvres du monpenfent moins que les autres, & le travail rend leur ame plus pefante: les richeffes au contraire qui donnent un peu plus de loifir & de liberté aux hommes, & qui leur permettent de s'entretenir les uns avec les autres; les emplois d'efprit qui les obli

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pcu, & empêchent que leur ame ne tombe dans une fi grande ftupidité. L'efprit d'une femme de la Cour eft plus remué & plus actifque celui d'une payfanne; & celui d'un Magiftrat, que celui d'un artifan. Mais s'il y a plus d'action & de mouvement, il y a aufli pour l'ordinaire plus de malice & plus de vanité: de forte qu'il y a encore plus de bien réel dans une ftupidité fimple, que dans cette activité pleine de déguisement & d'artifice.

Enfin pour achever la peinture de la foibleffe de notre efprit, il faut encore confiderer, que quelque vraies que foient fes penfees, il en eft fouvent feparé avec violence, par le déreglemenr naturel de fon imagination. Une mouche qui paffera devant fes yeux eft capable de le diftraire de la con templation la plus ferieufe. Cent idées inutiles qui viennent à la traverse, le troublent & le confondent malgré qu'll en ait. Et il eft fi peu maître de lui-même, qu'il ne fauroit s'empêcher de jetter au moins la vie fur ces vains fantômes, en quittant les objets les plus importans. Ne peut-on pas appeller avec raifon cet état un commencement de folie? Car comme la folie achevée confifte dans le déreglement entier de l'ímagination, qui vient de ce que les images qu'elle prefente font fi vives, que l'efprit ne diftingue plus les faufles des veritables; de même la force qu'elle a de prefenter fes images à l'efpric, fans le congé & fans l'aveu de la volonté, cft une folie commen cée ; & pour la rendre entiere, il ne faut qu'augmenter de quelques degrès la chaleur

du

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du cerveau, & rendre des images un peu CHAP.
plus vives. De forte qu'entre l'état du plus XL
Tage homme du monde, & celui d'un fou
achevé, il n'y a de difference que de quel-
ques degrés de chaleur & d'agitation d'ef-
prit. Et nous ne fommes pas feulement
obligés de reconnoître que nous fommes
capables de la folie; mais il faut avouer
de plus, que nous la fentons, & que nous la
voyons toute formée dans nous-mêmes, fans
que nous fachions à quoi il tient qu'elle ne
s'acheve par un entier renversement de notre
efprit.

CHAPITRE XI.

Foibleffe de la volonté de l'homme plus grande
que celle de la raison. Peu de gens vivent
par raifon. La volonté ne sauroit refifter à
des impulfions dont nous avons la faujjeté.
Les paffions viennent de foibl ffe. Befoin que
l'ame a d'appui.

MAIS quoique la raifon foit foible au
point où nous l'avons reprefentée,
ce n'eft encore rien au prix de la foibletle
de l'autre partie de l'homme, qui eft fa vo-
lonté ; & l'on peut dire, en les comparant
enfemble, que la raifon fait fa force, & que
La foibleffe confifte dans l'impuillance où
fa volonté fe trouve, de fe conduire par la

raifon.

Il n'y a perfonne qui ne demeure d'accord, que la raifon nous cft donnée, pour nous fervir de guide dans la vic: pour nous Faire difceneries biens & les maux, & 10

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XI.

nous regler dans nos defirs & dans nos ac◄
tions. Mais combien y en a-t-il peu qui l'em-
ploient à cet ufage, & qui vivent, je ne dis
pas felon la verite & la juftice, mais felon
leur propre railon,toute aveugle & toute cor-
rompue qu'elle eft?Nous flottons dans la mer
de ce monde au gré de nos paffions, qui nous
emportent, tantor d'un côté & tantôt d'un
autre, comme un vaiffeau fans voile & fans
pilote:& ce n'eft pas la raifon qui fe fert des
paffions; mais ce font les paffions qui fe fer-
vent de la raifon pour arriver à leur fin.
C'eft tout l'ufage que l'on en fait ordinaire-

ment.

Souvent même la raifon n'eft pas cor-
rompue. Elle voit ce qu'il faudroit faire
& elle eft convaincue du néant des chofes
qui nous agitent; mais elle ne fauroit en-
pêcher l'impreffion violente qu'elles font
fur nous. Combien de gens s'alloient au-
trefois battre en duel, en déplorant & en
condamnant cette miferable coutume, & fe
blamant cux-mêmes de la fuivre ? Mais ils
n'avoient pas pour cela la force de méprifer
les jugemens de ces fous qui les euffent trai-
tés de lâches s'ils euffent obéi à la raison.
Combien de gens fe ruinent en folles dé-
penfes, & fe réduifent à des miferes extrê
mes, parce qu'ils ne fauroient réfifter à la
fauffe honte de ne faire pas comme les au-

tres ?

Qu'ya-t-il de plus aile que de convain. cre les hommes du peu de folidité de tout ce qui les attire dans le monde? Cependant avec tous ces raifonnemens, le fantône de la réputation, la chimere des hon

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