Imágenes de páginas
PDF
EPUB

cette postérité févère qui ne l'épargnera point, & même la ceffation de fa faveur ; car c'est là que commence fouvent pour lui la postérité.

Une autre attention que doit avoir le gouvernement, c'est d'encourager les lettres à proportion de l'utilité dont elles font à l'Etat. Tout ouvrage qui fe préfente fous les apparences de l'inftruction, mérite d'être examiné avec foin, pour s'affurer du degré d'avantage qui en réfulte. Si on récompenfe de vaines compilations, comme on feroit des découvertes importantes & des vues nouvelles; fi l'intrigue régle l'ordre des récompenfes ; l'effet le plus naturel que cela doit produire, c'est le dé→ couragement, & des plaintes contre l'injustice des distributeurs des grâces. Il vau droit mieux ne point donner que de donner mal-à-propos. L'aifance qu'on affure à un écrivain plat ou futile eft une infulte faite au vrai talent; c'est le miel de l'abeille que l'on livre en proie au frêlon.

Que d'Etats ont eu à fe repentir d'avoir ainfi prodigué les grâces à des auteurs de

nulle valeur, & d'avoir laiffé dans l'in digence ceux qui auroient illuftré leur patrie par des ouvrages immortels immortels, fi on leur avoit ménagé les moyens, non pas de briller, mais de vivre! Il ne faut pas grand'chose à l'homme de génie pour être content & heureux. Il feroit indigne des dons que lui a faits la nature, fi fon ame defcendoit à une baffe cupidité. L'amour des richesses eft prefque toujours un caractère de médiocrité & d'infuffifance; les grands talens n'ont pas befoin de cet éclat étranger; mais les gouvernemens fages, qui favent les difcerner dans la foùle, les préviennent de nobles fecours, & n'attendent pas, pour accorder des grâces, que la néceffité de les mendier leur ait fait perdre de leur prix.

Si l'on étudie avec foin l'histoire de la littérature ancienne & moderne, on verra que les lettres ont moins fouffert à différentes époques, de la corruption du goût que de l'inattention ou de l'imprudence des gouvernemens. Le goût peut être plus ou moins pur, fans que cela faffe une

différence bien confidérable dans le résultat des avantages que les lettres peuvent produire. Qu'il y ait eu plus de naturel dans les ouvrages de Ciceron & d'Horace que dans les écrits de Pline & dans les fatyres de Juvenal, Rome n'en étoit pas moins inftruite & éclairée ; les efprits confervoient toujours leur activité; le goût pouvoit même s'y rétablir, puifqu'on en avoit les modèles. Mais, lorfque toutes les récompenfes furent données à ces vils flatteurs dont les panégyriques rampans ont furnagé au naufrage de tant de livres précieux, quelle reffource refta-il au génie que de pleurer fur fes malheurs & fur la dé cadence inévitable de l'empire?

Ajoutons qu'une corruption en amène une autre. Les efprits se rétréciffent par l'habitude d'admirer ce qui eft commun'; ils s'abâtardiffent en fe traînant après des modèles ou médiocres ou mauvais. Il vient un temps où une nation, riche de chefd'œuvres de goût, ne fait plus les fentir, & n'ofe plus les imiter. La médiocrité s'empare de toutes les avenues du temple

.

de la renommée, & en interdit l'accès à tout ce qui pourroit l'éclipfer. Cela s'eft vu plus d'une fois dans le monde ; des nations entières ont été les jouets de quelques charlatans audacieux qui leur avoient perfuadé qu'eux feuls devoient être les modèles & les arbitrés du goût.

Mais s'ils fe montroient ardens à décrier les grands hommes; ceux que leur gloire intéreffoit, ne devoient pas l'être moins à les défendre. Sans approuver tout dans les écrivains du premier ordre, fans déprimer avec malignité les efforts des talens contemporains, il faut tenir un jufte milieu entre les louanges du paffé & la cenfure trop amère du préfent. Tout fiècle eft fertile en talens; l'habileté eft de les faire éclore, le comble de l'art eft de porter leurs efforts auffi loin que la na ture le génie & le travail peuvent conduire. On y réuffit en les accueillant avec grâce, en les protégeant avec efficacité, en favorifant l'enthoufiafme public qu'ils excitent. Eh! n'eft-on pas trop heu reux, lorfqu'on obtient des hommes des

efforts généreux & une application infatigable à fe rendre utiles, fans qu'il en coûte à l'Etat qu'un peu d'attention & quelques encouragemens de gloire ? S'il falloit apprécier au jufte les grands fuccès du génie, tout l'or des nations ne les fauroit payer. Les plus immenfes tréfors fe diffipent, les nations paffent & s'éteignent; il ne refte de leur fouvenir que ces étincelles facrées de raison & de goût, que des fiècles heureux ont vu briller, & que la postérité conferve avec une religieufe vénération. Quel bonheur pour les peuples où ce feu divin fe propage de fiècle en fiècle, où une génération ajoute au travail de celle qui la précède, & maintient ainfi les peuples dans l'habitude d'être raisonnables, fpirituels & éclairés fur leurs intérêts! De tels Etats, à moins qu'il n'y arsive d'étranges révolutions, femblent être affurés d'une durée éternelle.

« AnteriorContinuar »