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peut arriver qu'il le foit, fi l'ennemi occupe deux camps avantageux qui ferment tous les paffages, par où l'on peut recevoir des fecours de vivres ou de troupes: carily a des places d'une certaine fituation que l'on bloque beaucoup plus de loin que de près en fe rendant maîtres de certains paffages qui font plus difficiles à forcer du côté de la campagne que de celui de la ville, lorsque la garnison eft affez forte & affez vigoureufe pour entreprendre fur ceux qui nous bloquent, & pour nous ouvrir les paffages.

Si un Général qui commande dans une place fe trouve affez de forces & de courage pour ofer tenter une telle entreprife, il doit reconnoître avec foin tout le païs jufqu'à l'ennemi, afin que fur cette connoiffance il puiffe former fa marche, & marcher s'il fe peut en bataille. Cela ne fuffit pourtant pas, il y a bien d'autres mesures à prendre pour être affuré de fon fait; il doit être parfaitement informé de la fituation des deux camps, & de l'éloignement de l'un à l'autre, s'ils peuvent fe communiquer aifément & fans aucun obftacle; & s'il eft poffible de tomber fur l'un des deux & couper chemin aux fecours qui peuvent venir de l'autre, ou du moins lui donner jaloufie & le tenir en échec.

Les Carthaginois & les Syracufains étoient poftés en deux camps féparés des deux côtés de la ville; c'eft un cas particulier, tenons-nous-en là, puifqu'il ne s'agit pas d'un blocus dans toutes les formes, d'une ligne environnante ou de circonvallation; mais feulement de deux armées retranchées, fans aucune des précautions néceffaires pour fe communiquer & s'entrefecourir. Cette faute ne dût pas échapper à Claudius. Voilà déjà un obftacle de moins dans fon entreprife, & un grand préjugé pour

la victoire.

Il faut encore obferver avec toute l'éxactitude poffible la nature & la force des retranchemens, leur hauteur, la largeur & la profondeur du foffé, & les endroits qui nous femblent les plus infultables. Un Général ne peut voir cela & s'en inftruire par lui-même: mais il n'eft pas difficile de trouver des gens capables de s'en approcher, "de les reconnoître & de lui en rendre un bon compte: fans parler de ce qu'il peut apprendre des transfuges ou des prifonniers que l'on fait, & par mille autres moiens dont nous parlerons dans le cours de cet ouvrage.

Sur ces connoiffances un Chef éclairé dreffe le plan de fon entreprise le plus fecréte-ment qu'il lui eft poffible, fans rien faire paroître de ce qu'il peut avoir en tête, & fans perdre aucun tems, car les hommes qui entendent la guerre, doivent non attendre, mais prévenir les conjonctures. Je ne parle pas ici de l'ordre du combat, de l'attaque d'un camp retranché & de la diftribution de chaque arme, on verra toutes ces parties traitées dans l'attaque du camp retranché de Cléoméne par Antigonus, où l'Auteur entre dans un plus grand détail & fournit par là plus de matiére à mes ré-Aléxions. Je ne laifferai pas pourtant de faire ici quelques obfervations qui ne feront pas inutiles pour nous préparer à de plus grandes, lorfque l'occafion s'en préfen

tera..

Un Général qui fe trouve au fait du païs, de fa marche & de tout ce que j'ai déjà dit, qui péfe les obftacles qu'il peut rencontrer dans fes deffeins, comme ce qui peut l'aider à pouffer au but, peut raifonnablement efpérer de réuffir. La témérité & l'imprudence peuvent être blâmables, fi elles font dépouillées de toute apparence de raifon: mais pour peu qu'il y en ait, la néceffité de mettre en jeu tout ce qui n'est pas impoffible, juftifie le Général. S'il réuffit, c'eft un grand homme; s'il échoue, il s'acquiert la réputation d'un homme véritablement courageux fans être téméraire, & ne perd rien de fa réputation, puifqu'il a tenté de fe fauver par un coup extraordinai re, & qu'il frappe par néceffité plutôt que par imprudence. Ces fortes d'entreprises, comme toutes les autres qui nous paroiffent hardies & néceffaires, & furtout lorfque

nous

nous fommes les plus foibles, ne s'éxécutent jamais que la nuit, & fans doute que c'eft l'heure la plus favorable; car les ténébres d'une nuit obfcure rendent les chofes plus effroiables à celui qui eft attaqué, & plus grandes qu'elles ne font en éffet. Mais parce qu'il est très-difficile de s'empêcher d'etre découvert, il y a des mesures à prendre, qui ne font pas connues de tout le monde.

Comme le fuccès des entreprises, qui ne fouffrent aucune remife, dépend uniquement du fecret & d'une réfolution prompte & fubite, je confeille au Général de garder l'un bien précieufement dans fa tête & de ne s'ouvrir à perfonne, qu'au moment de l'éxécution; & à l'égard de l'autre, il ne fauroit fe réfoudre trop-tôt. Pour le premier chef, je ne vois pas que l'ennemi ait le tems d'éventer la mine; car outre qu'on eft dans une ville fermée, où les efpions ne font pas fi couverts ni fi libres que dans une armée en campagne; on eft fi près de l'ennemi, qu'on est dessus avant qu'il ait le tems de fe reconnoître, & d'apprendre qu'on eft forti.

A l'entrée de la nuit & les portes fermées, on commandera deux ou trois cens hommes d'infanterie qu'on affemblera fur la place, & aufquels on diftribuera de la poudre autant que leurs fournimens en pourront contenir & des bales à proportion; pendant ce tems-là les Officiers & les Sergens mêmes fe rendront chez le Général, & fans qu'il paroiffe qu'il ait quelque autre deffein, que celui pour lequel il les fait affembler; il leur dira, qu'aiant reçu quelques avis qu'on remuoit dans l'un des deux camps ennemis (& ce doit être celui fur lequel il ne veut pas entreprendre) fans favoir trop bien ce que cela vouloit dire, il avoit jugé à propos d'ufer de quelques précautions pour fe mettre à couvert de toute furprife; qu'il n'en voioit point d'autre que de partager leur détachement en quatre petits corps, qui s'iroient pofter entre les deux camps pour couper la communication de l'un à l'autre, & arrêter tous ceux que l'on rencontreroit pour en apprendre quelques nouvelles, obfervant de s'approcher fecrétement & fans bruit du camp, où l'on remueroit, fans tirer, & de pofer des fentinelles doubles d'un corps à l'autre, qui puiffent s'entrecommuniquer, fans autrement s'embaraffer du bruit qu'ils entendroient à leurs épaules & d'attendre de nouveaux ordres, fi on avoit à leur en donner.

Je pofte ainfi ce corps entre les deux camps & vis-à-vis celui que je ne veux pas attaquer, pour le tenir en échec, & éluder les fecours qu'il pourroit envoier à celui fur lequel je veux entreprendre. Le fujet de ce détachement n'eft pas tant pour empêcher le fecours d'un camp à l'autre, que de s'avancer au plus près du camp, & de faire un grand feu au premier bruit de l'attaque de l'autre ce feu retient dans leur camp ceux qui ne font pas attaqués, les fait craindre pour eux-mêmes, & les tient irréfolus & en fufpens fur ce qu'ils feront ou ne feront pas cependant le tems fe paffe & l'occafion s'échappe : car comme l'obfcurité les empêche de voir le nombre de ceux qui font feu fur eux, ils s'imaginent qu'il eft beaucoup plus grand qu'il n'eft en effet, & fe forment mille chiméres & mille fujets de crainte, que la nuit enfante & produit ordinairement.

Les chofes en cet état & le détachement parti, on fera prendre les armes à tout ce qu'il y a de troupes dans la place, & pendant qu'on diftribuera des munitions, & qu'on répandra du fumier fur les pont-levis de chacune des portes, pour éviter le bruit qu'on peut faire en marchant deffus, particuliérement la cavalerie; pendant tout ce tems-là, dis-je, le Général affemblera le confeil de guerre, non feulement les Officiers Généraux qu'il a à fes ordres, mais encore les Commandans des corps & les Majors de chacun en particulier. Le compliment qu'il doit faire à cette affemblée doit être court & réfolu.

Je ne vous ai pas affemblés, leur doit-il dire, pour vous demander fi j'éxécuterai ou

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pour ou

abandonnerai une entreprife néceffaire & déjà réfoluë. Toutes les raifons que vous pourriez m'alléguer au contraire feroient inutiles, il n'eft point queftion du du contre, ni de raifonner fur tous les obftacles & les difficultés qui peuvent fe rencontrer, quelques grandes qu'elles vous paroiffent: mais il eft queftion d'agir, & comme j'y fuis réfolu, je n'ai befoin d'autres confeils que de ceux qui pourront faci liter le fuccès de notre entreprife. Je ne penfe pas que parmi un fi gra d nombre de braves gens qui font ici affemblés, il puiffe s'en trouver un feul qui penfe autrement que moi dans une affaire, où il va de notre honneur & de notre falut tout enfemble. Je vais vous communiquer tout le plan de mon projet, & fi quelqu'un a quelque chofe de meilleur à dire dans ce que j'ai pensé pour l'éxécution & pour en applanir les obftacles, il lui eft permis de le propofer, & non feulement-nous fuivrons fon avis; mais encore nous lui en ferons tout l'honneur. Je ne feints point de vous dire que l'entreprife eft très-grande & de la plus hazardeufe éxécution à bien des ézards: mais elle ne l'eft pas à beaucoup près, tant que l'extrémité où nous nous trouvons, & cette extré nité nous affure du fuccès. J'ai pris de fi bonnes mefures, que nous devons tout efpérer de notre courage & de notre conduite plutôt que de la fortune. C'eft folie de compter fur notre falut, fi nous ne le cherchons par l'apparence d'une plus grande folie. La prudence eft une vertu; mais elle fe tourne en imprudence & en lâcheté, lorfqu'el le s'oppose au parti d'une extrémité néceffaire.

Cette harangue militare, diront peut-être quelques Critiques, eft-elle à fa place dans un fujet purement dogmatique? Je leur répondrai que c'étoit la méthode des anciens dans toutes leurs-entreprifes, & de plufieurs grands Capitaines parmi les modernes. Si tels Généraux, que je m'imagine, avoient eu à bârir fur ce fond, ils euffent beaucoup mieux fait de s'en fervir & de faire à leur tête dans bien des entreprises im portantes & très-aifées dans l'éxécution, que de les abandonner miférablement à l'exceffive prudence & aux confeils timides de certaines gens, qui ne font pas moins épouvantés des obftacles imaginaires que des véritables, de ceux qui ne font pas, que de ceux qui font en éffet. S'ils euffent emploié une telle méthode, ils euffent fermé la bouche à tout efprit de contradiction; car il n'y a rien de plus éficace que ces fortes de complimens.

Le Général s'étant expliqué de la forte, il réglera le pofte de chacun des Officiers Généraux & le nombre des corps qui feront à leurs ordres, fans qu'il leur foit permis d'étendre plus loin leur pouvoir, & de fe porter autre part qu'à l'endroit où ils doivent être. Cette méthode eft très-bonne dans les affaires de nuit; je m'étonne qu'on la pratique fi peu dans ces fortes d'actions. Il ne faut pas en être étonné, elles font trop rares en ce tems-ci, ou pour mieux dire on n'en entend plus parler depuis près d'un fiécle: car qui eft-ce qui depuis ce tems-là fe fouvienne d'avoir vu des furprises. d'armées à la faveur des ténébres; mais ce qui n'eft pas fupportable, c'eft que cette méthode n'eft pas moins négligée dans les affaires générales & de plein jour.

Ce que je dis ici eft d'une plus grande conféquence qu'on ne s'imagine. On fe fouviendra de ce que j'ai dit là-deffus dans mon Livre des nouvelles découvertes fur la guerre. Rapportons le paffage pour épargner la peine à ceux qui ne l'ont pas lu de chercher ailleurs que dans cette piéce. Il fervira d'une bonne leçon & à ceux qui cherchent à fe fignaler, & à ceux que des vûes peu héroïques portent à fe ména ger trop.

Il y a des Officiers Généraux fi curieux & fi zélés, qu'ils abandonnent leurs poftes pour le faire voir aux endroits où ils font le moins néceffaires, parce qu'on ne s'y batpas encore, & qui accourent ailleurs avec un empreffement extraordinaire, lorfqu'ils voient que l'orage eft prêt à fondre où ils font. Ils fe multiplient, ils fe trouvent

par

par tout fans être nulle part. Un Poëte Latin nous apprend cela parlant de toute autre chose.

Quifquis ubique habitat,

Maxime, nufquam habitat.

Apparemment que M. le Prince Eugéne fe fouvint de ce diftique à la bataille de Mal plaquet; il en tira le précepte; en éffet on remarqua que cette méthode de fixer à cha cun fon pofte, fans qu'il lui fût permis de s'en éloigner, retint quelques-uns de cesMeffieurs qui fe trouvoient de cette humeur, & qui fans cela feroient encore en vie. Cette politique de courir ailleurs que là où il faut étre, eft excelente pour faire parler de foi fans avoir rien fait & fans avoir couru aucun rifque; car on ne manque pas de publier qu'un tel s'eft fait voir par tout; mais on n'a garde de dire qu'il a combattu par tout, & qu'il s'eft expofé aux plus grands dangers. Si les Généraux d'armée 1aifoient un bon choix, cette loi ne feroit pas néceffaire, je leur confeillerois d'écrire ces deux vers dans leurs tablettes pour s'en fouvenir en tems & lieu.

Si le Prince Eugéne & Milord Marlborough euffent prévû qu'en donnant cet ordre aux Officiers Généraux ils avanceroient nos affaires & hâteroient notre accommodement avec l'Angleterre, ils fe fuffent difpenfés de le donner. Qui auroit jamais pû fe l'imaginer? Je vais découvrir ceci en peu de mots. Je l'ai appris d'un Officier des alliés, de diftinction & digne de foi. Il dit donc que pendant que le combat étoit le plus échauffé à leur droite, où les affaires prenoient un affez mauvais train, un Général Anglois, à qui le diftique de Martial ne pouvoit être appliqué fans quelque forte d'injuftice, laiffa fes gens fous le couteau & galoppa à fon Général pour lui apprendre l'é- tat des chofes, & le difpofer à faire paffer quelque renfort à cette droite. Milord lui fit fentir, avec quelque efpéce d'indignation, qu'il auroit pû fe difpenfer d'etre le por teur de cette nouvelle, & qu'il n'avoit que faire de l'apprendre au lieu où il ne devoit pas être. Ce reproche fut fi fenfible à cet Officier, qu'il jura de s'en venger. En effet dès qu'il fut arrivé en Angleterre il cabala contre fon Général dans le Parlement dont il étoit membre, fe jetta dans le parti de la Cour & donna une telle chaleur aux négociations de la paix avec la France, qu'il n'aida pas peu à l'accélérer. Ce fecret: hiftorique m'eût peut-être échappé fi je ne l'uffe inféré dans cette piéce; je doute ce-pendant qu'il y ait beaucoup de gens qui le fachent.

Nous devons admirer en cola la bizarrerie des événemens qui naiffent quelquefois d'une bavatelle, & ne tiennent qu'à un filet. L'on voit dans l'Hiftoire que les plus funeftes comme Is plus heureux, font liés à ces fortes de filets, qu'on ne croiroit pas capables de brider une mouche, & qui cependant étranglent les deffeins les mieux con certés: tant il eft véritable qu'il ne faut jamais choquer les gens d'efprit & de cœur,, quelque petits qu'ils puiffent être,

CHAPITRE II

Matiére des deux premiers Livres qui fervent comme de préambule à l'Hiftoire de Polybe. Jugement que cet Hiftorien porte de Philinus & de Fabius.

T

Elle fut la premiére expédition des Romains hors de l'Italie, & les raifons pourquoi ils la firent alors. Rien, ce me femble, n'étoit plus propre à établir la premiére époque de notre Hiftoire. Nous avons remonté un peu haut, pour ne laiffer aucun doute fur ce qui a donné lieu à cet événement. Car pour mettre les lecteurs en état de bien juger du faîte de grandeur où l'Empire Romain est parvenu, il étoit bon d'éxaminer de fuite, comment & en quel tems les Romains, chaffés prefque de leur propre patrie, commencérent à avoir de plus heureux fuccès; en quel tems encore & comment, l'Italie fubjuguée, ils penférent à étendre leurs conquêtes au dehors. Qu'on ne foit donc pas furpris fi dans la fuite parlant des Etats qui ont fait le plus de bruit dans le monde, j'avance dans les tems plus reculés. C'est pour commencer aux chofes qui font connoître pour quelles raifons, en quel tems & par quels moyens chaque peuple eft arrivé au point où nous le voions. Mais il eft tems de revenir à notre fujet. Voici en peu de mots dequoi traiteront les deux premiers Livres, qui feront comme le préambule de cet ouvrage.

Nous commencerons par la guerre que fe firent en Sicile les Romains & la République de Carthage. Suivra la guerre d'Afrique, qui fera elle-même fuivie de ce que firent dans l'Efpagne Amilcar, Afdrubal & les Carthaginois. Ce fut alors que les Romains pafférent dans I'Illyrie & dans ces parties de l'Europe. Enfuite viendront les combats que les Romains eurent à foutenir dans l'Italie contre les Gaulois. Nous finirons le préambule & le fecond Livre par la guerre appellée de Cléoméne, laquelle fe fit en ce tems-là chez les Grecs. Nous n'entrerons pas dans le détail de ces guerres: notre deffein n'étant pas d'en écrire l'Hiftoire, mais feulement de les mettre en racourci fous les yeux, pour préparer à la lecture des faits que nous avons à raconter. Dans cet abrégé nous ferons en forte que les derniers événemens soient liés avec ceux qui commenceront notre Hiftoire. Cette liaison juftifiera la pensée que j'ai euë de rapporter en peu de mots ce qui fe trouve chez les autres Hiftoriens, & facilitera l'intelligence de ce que je dois dire. Nous nous étendrons un peu plus fur la guerre des Romains &

des

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