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LETTRE

DE MONSIEUR LE

CHEVALIER DE FOLARD,

à Mr. D. S.

A Paris le 12. Janvier 1729.

A lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, mon cher Monfieur, eft venue dans un tems fâcheux pour moi, où l'on n'a guére l'efprit libre. Elle n'a pas laiffé de me faire beaucoup de plaifir, je vous affure. J'ai fini & commencé l'année dans cet état. Je ne vous fouhaite pas une fin ni un commencement d'année pareil au mien. La Philofophie fert beaucoup, mais cela n'empêche pas que je ne croye que la douleur & les chagrins ne foient deux grands maux; m'en voilà pourtant délivré; il ne refte que l'avenir qui m'inquiéte un peu, car les gens auxquels j'ai affaire ne font pas peu redoutables. Les Héros aiment la vengeance de quelque nature qu'elle puiffe être, du moins ceux qui ne font pas arrivés au plus haut degré de l'Héroïfme; car ceux qui l'ont atteint, ne fe laiffent pas aveugler par leurs paffions. Ces Héros font rares, & ne font pas de ce fiécle-ci ni de l'autre, il faut remonter pour le moins deux fiécles révolus, & même au-delà.

Pour vous tirer au plutôt de peine, Monfieur, je vous apprendrai que j'ai été attaqué par deux miférables Auteurs crottés, l'un eft celui de la miférable Ecole de Mars, dont l'Edition eft encore toute entiére chez le Libraire, & l'autre eft l'Hiftorien bas & flatteur de l'Hiftoire Militaire de LOUIS LE GRAND. Je me fuis un peu moqué de ces deux Meffieurs dans mon Livre. Vous me direz peut-être qu'ils n'en valoient guére la

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LETTRE DE MONSIEUR LE CHEVALIER, &c. XXI peine, & que j'aurois pu employer un peu mieux mon tems, auffi bien que contre ce vieux radotteur de Barras, fi riche & fi abondant en expreflions de Comite ou de Forçats dans fes admirables Brochures. Je faifois un peu plus de cas des deux premiers, mais aujourd'hui j'en fais un beaucoup moindre. Quand je vous tiens ce langage, ce n'eft pas fans de grandes raifons. Ces deux malhonnêtes gens ont ufé de repréfailles. Ils n'ont pas cru devoir s'amufer à une Critique, ils ne fe font pas trouvés en état de la faire; ils s'y font pris d'une autre façon, ils ont extrait de mon Livre tout ce qu'il leur a plu. D'ufer de bonne foi, ils n'euffent rien trouvé qui pût les fatisfaire; ils ont fuivi la belle méthode des Journalistes de Trévoux, auffi ont-ils eu befoin de leurs confeils, & ils les ont affez bien fuivis; car je jurerois bien fans craindre de faire un parjure, que ces gens de bien ont attifé le feu, & ont laiffé au Sr. Guignard, qui eft le feul qui ait paru, à l'entretenir. Celui-ci aidé de l'autre a fait un Ouvrage manufcrit de plus de 300. pages, l'a présenté à Mrs. les Maréchaux de France fous le titre de Dénonciation, où mon Livre & ma perfonne ne font pas épargnés, & de la maniére du monde la plus indigne & la plus lâche. Vous ne fauriez vous imaginer qui a pouffé ces gens-là à une fi méchante action, jufques ici fans exemple dans des Gens de guerre, fi on peut mettre en ce rang un Hiftorien Militaire qui n'a jamais fait qu'une campagne en fa vie, & qui fut fait Brigadier en cette confidération; & l'autre n'a jamais fait la guerre que dans un nouveau Régiment. Ces deux gens de bien m'accufent dans leur Piéce d'avoir calomnie toute la Terre, & la Nation même, & fe font fervis de tous les actes de mauvaise foi & de toutes les rufes dont les Journalistes de Trévoux ignorans & malins fe fervent pour fe divertir & fe venger de ceux qu'ils n'aiment pas, ou qui les méprifent; & ceux-là font toujours les plus honnêtes gens de la République des Lettres. Ces deux méchans Auteurs ont fuivi cette route ; & fe font fait comme un point d'honneur de fe deshonorer. Ils ont affez bien réuffi. Ils ont falfifié & corrompu tous les paffages de mon Livre de la manière du monde la plus groffiére & la plus maligne, s'imaginant qu'ils feroient crus comme Evangile, & que perfonne ne s'aviferoit de chercher s'ils en ont ufé de bonne foi. Cette belle Piéce fut présentée au Maréchal de Villeroi, mais comme il eft vieux & infirme, elle fut renvoyée au Maréchal de Villars, qui eft fâché contre moi pour avoir dit fur la foi d'une Patente du Roi, que le Préfident le Fevre d'Orval étoit l'auteur du Projet de Denain. Ce péché eft irrémissible, malgré les éloges verfés à pleines mains dans mon Livre. On opina d'abord à s'affurer de ma perfonne, mais cela parut trop violent; & l'on crut bien que fi Mrs. les Maréchaux de France s'affembloient, on pense roit tout autrement, & qu'il faloit auparavant examiner fi j'étois cou

3.

pable

pable. Quoi qu'il en foit, je fus promtement averti, & bien que j'ignoraffe une bonne partie des chefs d'accufation, je fus voir les perfonnes qui font chargées des affaires de la Librairie, où je trouvai le Cenfeur de mon Livre qui avoit été appellé pour rendre compte de fa conduite. Après avoir vu la piéce, il dit qu'il n'y avoit pas un mot de vrai, & admira la hardieffe & la mauvaise foi de mes accufateurs, & leur malice effroyable. Il fut chez le Maréchal de Villeroi, auquel il fit voir les paffages cités fauffement, puifque c'étoient des éloges, & lui lut en même tems l'affaire de Crémone qui eft au commencement de mon cinquiéme Tome. Ce Seigneur faillit à tomber de fa hauteur, & marqua fa fatisfaction de la juftice que je lui rendois. Je fus à la Cour porter mes plaintes. J'ai été fervi comme on fert un innocent fous un Ministére tout plein de droiture, d'équité & de juftice. Je n'en attendois pas moins de fon Eminence, car fa vertu & fes grandes qualités font un prodige dans un fiécle fi corrompu; & fi Dieu nous fait la grace de nous conferver (fi nous avions le malheur de la perdre) ceux qu'il a mis au timon des affaires pour le foulager, la France fera trop heureuse. Ils font tous tels que nous devons les fouhaiter, & furtout Mr. d'Angervilliers. Tout le monde l'eftime & le révére à un point que je ne faurois vous l'exprimer; car l'article qui me regarde a furpris une infinité de monde par des raifons que je vous dirai, & vous verrez le grand, & le beau de juftice & de probité en lui, fi je furvis à l'auteur des tracafferies que l'on m'a faites. Le Sr. Guignard a été traité comme il le méritoit. Il voudroit être un âne, & un âne batté, & furement il vaudroit mieux qu'il ne vaut, & feroit infiniment moins méprifable qu'il n'eft.

Mon Cenfeur a fait mon apologie, qui a été remise aux Miniftres; je la ferai peut-être imprimer dans la Préface du Tome cinquiéme, qui paroîtra un mois plus tard qu'il n'auroit paru fans ces tracafferies. Ón veut qu'elles foient finies, c'est ce que je fouhaitte fort; ce n'est pas que je craigne ce Guignard, il est trop méprifable; mais ceux qui l'ont mis en œuvre, n'ont pas un petit crédit. L'innocence contre de telles gens n'est pas toujours un bouclier bien redoutable, & lorsque certaines perfonnes s'en mêlent, qui ne se font nul fcrupule de calomnier, il y a toujours à craindre, & furtout lorsqu'on a le courage de leur réfifter, & de ne point les épargner lorsque l'occafion s'en préfente. Il me paroît par votre Lettre que je n'ai pas, car j'ai éclipsé tous mes Papiers, non pas fans raison, que vous avez compris les Bonzes. Si j'avois écrit au Païs où vous êtes, vous pouvez bien vous imaginer que j'aurois étendu la chose d'une maniére qui les auroit très-mortifiés; car je fçai bien comment il les faut prendre. Ce n'eft-là que le canevas. Vous êtes trop pénétrant pour ne pas voir où cela me pourroit

mener.

Venons à mon cher Mr. le Clerc que j'aime de toute mon ame, je vous prie de lui fouhaitter une heureufe année de ma part. Il doit avoir reçu le quatriéme Tome de Polybe, & le Supplément du Dictionnaire de l'Écriture. On me menace d'une Critique, & c'est un Docteur de Sorbonne qui me la prépare; furement il n'y trouvera pas fon compte, car je ne vois pas qu'on puiffe m'attaquer fur la Tactique des Juifs, qui eft la même que celle des Peuples de l'Afie mêlée de celle des Egyptiens, qui combattoient par grands Corps féparés & tous Piquiers; auffi voit-on clairement que les Grecs ne font pas les inventeurs de la Phalange, ni de rien: il est même certain que tous les Arts & toutes les Sciences ont paffé de l'Orient en Occident. Je fuis ravi de ce que vous me dites de mon quatriéme Tome, on en pense de même ici. Je ne fuis pas peu charmé de vous voir parler fi bien de la Guerre. Vous verrez l'affaire de Crémone dans le com. mencement du cinquiéme Tome. Le fixiéme me fait trembler à caufe de la profondeur des matiéres, je n'oublierai rien pour m'en bien

tirer.

Je n'ai pas encore vu Mr. le Chevalier d'Harville (*), on m'a dit qu'il n'est pas à Paris, vous pouvez bien vous imaginer que je lui marquerai ma reconnoiffance. Mr. le Chevalier (**) d'Ambre, votre compatriote, est toujours bien de vos amis & des miens, & nous parlons fouvent de vous. J'ai encore une affaire ici avec Mr. d'Asfelt & quelque autre, qui prétend que je ne lui ai pas rendu toute la juftice qu'il mérite à l'égard de la Bataille d'Almanza dont j'attribue la gloire après le Général à Mr. d'Avaray, dont on n'avoit fait nulle mention à la Cour, non plus que du Marquis de Goësbriand à l'affaire de Toulon. On lui a fait voir qu'il fe plaignoit à tort qu'il n'avoit pas chargé à la feconde ligne où il fe trouvoit, que j'avois dit vrai; & qu'à l'égard de certaines circonftances que je n'avois pas rapportées, j'avois eu mes raifons, quoique je ne les ignoraffe pas. Il s'étoit formé une cabale pour me faire parler différemment que je n'ai fait, mais tout cela est tombé, & la vérité a fait tout évanouir. Ce n'est pas d'aujourd'hui que ceux qui n'ont rien fait, veulent s'attribuër fauffement les actions d'autrui, s'en orner & s'en parer. Je le leur ai entiérement ôté, tout le monde m'en louë. Il eft fâcheux d'enlever les ornemens de certaines gens qui leur ont fervi vingt-deux ans de parure, & qui ont même aidé à leur fortune. J'en userai de même envers les autres lorsque j'en trouverai l'occafion. Vous me ferez beaucoup de plaifir de me ramasfer les injustices & les filouteries des actions d'autrui pour les inférer dans mon Ouvrage. Il n'eft pas qu'il n'y ait quelqu'un de vos Militaires qui ne foit en état de recourir à mon tribunal. Je me ferai un plaifir d'en user comme j'ai fait avec les nôtres, fans qu'il paroiffe que cela vienne

(*) Colonel du Regiment de Cambrefis & Brigadier des Armées du Roi, qui avoit fait un voyage

en Hollande.

(*) Depuis Mr. le Comte de Lautree.

XXIV

LETTRE DE MONSIEUR LE CHEVALIER, &c. vienne d'eux, mais il faut être bien affuré des faits. Vous leur rendrez un grand service, & cela me fera honneur.

Je ne vous ai rien dit de Mr. Barbeyrac, le grand Ami de l'Inquifition. Je l'honore & l'eftime infiniment. S'il m'aimoit autant que j'aime fes Ouvrages, je pourrois me vanter d'avoir un excellent Ami. Je prends la liberté de lui demander quelque part dans fon cœur, faites enforte qu'il me l'accorde. Je ferois fort curieux de voir l'Extrait de mon Commentaire dont vous me parlez. Si l'on pouvoit y ajoûter le mauvais tour qu'on m'a fait fans qu'il parût que cela vînt de moi, je vous en ferois très-obligé, mon cher Monfieur. Je vous prie de ne pas dire que j'aye eu l'honneur de vous apprendre cette nouvelle. Il fuffit cela me feroit tort; car il y a des gens en que je vous affure que crédit mêlés dans cette affaire, qui ne leur fait pas beaucoup d'honneur; ils ne manqueroient pas de redoubler leurs perfécutions. Comme vous voyez, mon cher, je ne fuis pas fitôt prêt à voir changer ma mauvaise fortune; je dois m'attendre au contraire à mille Libelles diffamatoires, mes ennemis n'en font pas chiches, leur morale les y menant tout droit. Ils mettent tout en mouvement fans paroître ouvertement. Je vous embraffe très-tendrement, & je fuis &c.

PRE

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