Imágenes de páginas
PDF
EPUB

frique, (a) s'étoient fait des éléphans une idée fi effraiante, que pendant les deux années fuivantes qu'ils campérent fouvent dans les campagnes

(a) Ils s'étoient fait des éléphans une idée fi effraiante.] La victoire de Palerme, que les Romains remportérent fur les Carthaginois, caufa moins de joie à Rome que la défaite de leurs éléphans. Ils s'en étoient fait une idée d'autant plus terrible & plus effraiante, que la défaite de l'armée de Régulus en Afrique venoit uniquement de ces animaux, qui rompirent fon infanterie, & lui pafférent fur le corps. Dans cette derniére Cécilius eut l'adreffe de les détourner, & de les pouffer contre l'ennemi lui même, & fit voir à fes foldats que ces animaux n'étoient pas fi redoutables qu'ils fe l'étoient imaginé, & qu'il n'étoit pas fi difficile de leur faire changer de parti. Cécilius ne fut pas le premier qui fit voir que les éléphans pouvoient auffi-bien nuire que fervir. Les Romains n'avoient peut-être pas oublié que Pyrrhus avec fes éléphans, avoit eu le fort d'Afdrubal, dans la feconde bataille qu'il donna contre le Conful Fabricius: & s'ils ne firent pas tant de défordre, c'eft qu'il y en avoit beaucoup moins. Il y a une infinité d'exemples dans l'Hiftoire, qui font affez voir qu'il n'y avoit pas trop à fe fier à de telles bêtes; car l'éléphant le mieux inftruit, dit Céfar, peut autant nuire aux fiens qu'aux autres dans le combat. Il y avoit bien d'autres moiens que celui de Cécilius, & bien plus fimples pour les repouf fer; témoin le porc d'Edeffe, dont nous parlions il n'y a pas longtems. Dans la bataille donnee près de Canufe entre Annibal & Marcellus, les légions étant effiaiées des élephans qu'Annibal avoit fait ranger au front de fa phalange, un Tribun enfonça la hampe de fon enfeigne dans le corps d'un, & cela fuffit pour culbuter les autres.

foit

J'admire dans cette action la conduite du Conful Cécilius. Il feint d'avoir grand peur de ces animaux. Il étoit campé près de Palerme, il léve fon camp fur l'avis qu'Afdrubal marchoit à lui pour le combattre, & fe jette dans cette place, par foibleffe, foit par la crainte des éléphans, dont la multitude l'épouvantoit; ce qui ne feroit pas incroiable: ou foit enfin qu'il eût prémédité la rufe dont il fe fervit, & qu'il fallût pour réuffir dans fon deffein qu'il ufât d'une peur fimulée, pour obliger l'ennemi de paffer la riviére, & le faire donner dans le piége par ce coup d'im-prudence car la riviére couloit tout auprès des murs de la ville je crois qu'il n'étoit pas plus de la prudence en ce tems-là de hazarder une affaire fous les machines, & fous les armes de jet d'un rempart, qu'en celui-ci fous le feu de nos canons & de nos fufils. Lorfqu'une armée fe trouve obligée de s'enfermer dans une ville, on croit plutôt que c'est par la crainte qu'on a de nos forces que pour tout autre deffein. Ôn marche avec moins de précaution, on s'en approche fans rien craindre du défavantage du terrain où l'on fe

pofte, parce qu'on ne croit pas l'ennemi affez hardi pour fortir, & ofer tenter le moindre engagement. Et pendant que l'on fe croit le plus en fûreté contre un coup d'éclat, on le voit tout d'un coup paroître, & l'on a affaire à toute une armée lorsqu'on ne croit avoir affaire qu'à quelques escarmoucheurs. Il eft rare qu'un Général rempli de l'opinion de fes forces, & de fon courage, ne tombe dans quelque défaut : & cette opinion où il eft que l'ennemi a très-grand peur, le fait aller plus avant. Il voit peu de monde au déhors, it expofe quelques troupes, qu'il fait foutenir, par un grand corps, & fouvent par toute fon armée en bataille, pour donner plus de terreur & morguer fon ennemi, comme fit Afdrubal. Il n'y a rien à gagner là lorsqu'on a affaire à des hommes comme un Cécilius; on fait tuer du monde, & au bout du compte tout cela ne nous méne à rien, s'il ne nous conduit à notre perte. A la guerre il faut avoir un but, ne rien hazarder qui n'ait quelque fin folide. On voit des murailles bordées de toutes fortes d'armes de jet, & quelques troupes en dehors qui s'en trouvent protegées, ou toutes prêtes de l'être, fi elles font repouffées, elles ont différentes retraites pour s'échaper & pour difparoître. On ne voit pas tout ce qui fe pafle dans la ville, ou dans un foffe fec, ou dans un chemin couvert, & l'un & l'autre peuvent être remplis de troupes, & toutes prêtes à fortir par une infinité d'iffuës. L'ennemi peut-il s'appercevoir de cela, & que celui qui fembloit tantôt défaillir de peur reviendra de fon épouvante? Car l'occasion est un élixir, très-puiffant pour changer la crainte en audace, & ce changement eft de tous le plus redoutable. Afdrubal arrive devant Palerme, paffe la riviére, fe met en bataille en deçà dans un trèsbon ordre, j'y confens: quelques troupes fortent de la ville, je le veux auffi; il les fait attaquer par fes éléphans, foutenus de toute la ligne : voilà qui eft le mieux du monde; elles font repouffées, il n'y a pas dequoi s'en faire fête, on les verra bientôt revenir & recommencer une même manœuvre. Voilà un amusement, on ne peut s'imaginer que cela puiffe devenir férieux, le Général & toute fon armée le pensent ainsi, l'efcarmouche grosfit, on s'échauffe, on fe pique enfin au jeu, & l'affaire devient générale fans l'avoir crû.

Cécilius n'eft pas fans doute le premier qui nous fournit un tel éxemple, bien d'autres qu'Afdrubal y ont été attrapés: il y a une infinité de ces fortes de bons tours dans l'Hiftoire; mon Auteur nous en fournit un affez bon nombre; car dès l'entrée de fon ouvrage, il ouvre la fcéne par un ftratagême de cette nature, quoiqu'il ne foit pas tout à fait femblable dans fes circonftances; mais feulement dans la fin, qui eft une fortie genérale de toute une armée enfermée dans une place. Les

X 2

Ro

pagnes de Lilybée & de Selinonte, ils fe tinrent toujours à cinq ou fix tades des ennemis, fans ofer fe présenter à un combat, fans ofer même descendre dans les plaines. Il eft vrai que pendant ce tems-là ils affiégérent Therme & Lipare; mais ce ne fut qu'en fe poftant fur des hauteurs prefque inacceffibles. Cette fraieur fit changer de résolution aux Romains, & les fit revenir en faveur des armées navales. Après l'élec

Romains ont rarement manqué de ces fortes de ftratagêmes, & de coups de maîtres : les Modernes nous en fournillent quelques-uns, mais de loin à loin, parce qu'ils font moins habiles & moins profonds dans la fcience des armes. L'on peut dire qu'à cet égard les arbres étoient plus gros & plus grands il y a deux mille ans qu'ils ne le font aujourd'hui, contre le fentiment des dévots de la fecte de Perrault, & de l'un de fes Prédicants le plus redoutable, dans fa Digreffion fur les Anciens fur les Modernes, qui fait un fujet de comparaifon des arbres de l'antiquité avec les nôtres, lorsqu'il veut donner la préférence aux derniers fur les premiers, ou du moins les faire courir fur la même paralléle.

Notre Auteur, tout concis & ferré qu'il eft, n'étrangle point la narration du ftratagême du Conful Romain. Tout y eft digne d'un Capitaine trèsentendu, & nullement hazardeux. Il prévoit tout ce qui doit arriver par la jufteffe de ces mefures, & ces mefures le conduifent où il faut aller: s'il peut fe délivrer des éléphans, & les rejetter fur fes ennemis, par le moien de fon armûre légére, & de quelques péfamment armés qu'il mettra leurs trouffes, il fera une fortie générale, & tombera fur la gauche de l'armée Carthaginoife, pendant que les éléphans comme une maffe de fuiards, porteront le trouble & la confufion fur tout le front de l'infanterie ennemie. Cela arriva comme il l'avoit très-fagement prévû. Il borde les murs de la ville de toutes fes armes de jet, fait fortir tous fes gens de traits (2), & les range le long du bord du foffé. Il ordonne en même tems aux gens de métier de la place de porter des traits, & de fe tenir en bon ordre au pied du mur en dehors. Il veut que tout le monde prenne part au danger comme à la gloire. Le foffé qui devoit être fec, eft rempli de ces gens-là. Les Carthaginois (3), qui voient cette infanterie en dehors, s'avancent en bataille vers la ville, après avoir traversé la riviére. Les éléphans (4) s'en approchent de plus près. Auffitôt Cécilius range devant le mur & devant le foffe quelques foldats armés légérement, avec ordre fi les éléphans approchoient, de faire tomber fur eux une grele de traits, & s'ils fe voient preffés de fe fauver dans le foffe. Ce paffage de notre Auteur me fuggere une conjecture que je m'en vais hazar der. Je fuis presque perfuadé que les Anciens pra tiquoient des retraites dans les foffés fecs, pour fe retirer lorsqu'on fe voioit preffe de l'ennemi dans une fortie, par le moien d'un double efcalier

tion

(5) pratiqué d'efpace en efpace dans la contrefcarpe, comme nous les faifons aujourd'hui dans nos places de guerre; car le moien que ceux qui é toient dehors pûffent fe retirer dans le foffe? les Anciens les faifoient à fond de cuve, & d'une très-grande profondeur.

Polybe difculpe Afdrubal du blâme d'avoir fait avancer les éléphans fi près des murs de la ville, & des gens de traits poftés fur le bord du foffé; il rejette toute la faute fur les conducteurs de ces animaux, qui furent la caufe de l'infortune de ce Général. A peine furent-ils à la portée du trait & des dards lancés par les machines, qu'ils en furent accablés & percés de toutes parts: les bêtes, quoiqu'en dife Defcartes, connoiffent les dangers, & font très-capables de faire la différence d'un grand à un moindre: deux ou trois hommes qui prennent l'épouvante & qui s'enfuient, en amènent une multitude: il en eft ainfi des bêtes. Rien n'eft plus fujet à la propagation que la peur, c'est une traînée de poudre qui fe porte rapidement d'une extrémité à l'autre, ou du centre aux deux bouts. Les éléphans, bleffés & forcenés de douleur, rebrouffent & s'enfuient, & fe jettent fur leurs propres gens. C'eft là comme le fignal de la fortie. Cécilius, qui s'apperçoit que fon ftratagême réuffit au-delà de fes efpérances, & qui voit toute l'infanterie rompue & dans une confusion épouvantable, fort de toutes parts, & tombe avec toutes fes forces unies & en bon ordre fur la gauche des Carthaginois, & les taille en piéces.

Frontin rapporte cette action, mais un peu différemment: j'y remarque même certaines circonftances que mon Auteur pourroit bien avoir négligées pour éviter prolixité, puifque fes deux premiers Livres ne font qu'une introduction à fa grande Hiftoire: car ce que nous apprend Frontin feroit voir que les Romains s'étoient retranchés fous les murs de la place; c'eft ce qu'on ne voit pas dans l'Auteur Grec. Citons le paffage du premier qu'Ablancourt a très-bien traduit.

[ocr errors]

Metellus faifant la guerre contre Afdrubal en Sicile, fe campa fous les murs de Palerme, feignaus d'appréhender le grand nombre des ennemis, leurs cent trente éléphans, & fit tirer un grand retranchement devant lui. Mais voiant paroître l'armée d'Afdrubal avec les éléphans à la tête, il envoia faire une décharge fur eux, avec ordre de fe retirer auffi-tôt dans le retranchement. Ceux qui conduifoient ces animaux, irrités de cette bravade, poufférent jufques-là, & s'y étant engagés témérairement

[ocr errors][merged small]
[blocks in formation]

lerme.

tion des deux Confuls C. Attilius & L. Manlius, on conftruifit cinquante vaiffeaux, & on leva des troupes pour faire une puiffante flotte. Afdrubal Chef des Carthaginois, témoin de l'épouvante où avoit été Bataille l'armée Romaine dans les derniéres batailles rangées, & inftruit qu'un de Pades Confuls étoit retourné en Italie avec la moitié des troupes, & que Cécilius avec l'autre moitié féjournoit à Palerme : Afdrubal, dis-je, pour couvrir & favorifer les moiffons des Alliés, partit de Lilybée, & fe porta fur les bords de la campagne de Palerme. Cécilius, qui vit fon affurance, retint pour l'irriter de plus en plus fes foldats au dedans des portes. Afdrubal fier de ce que le Conful n'ofoit venir à fa rencontre, à ce qu'il croioit, s'avance avec toute fon armée, & franchiffant les détroits entre dans le païs. Il ravage les moiffons jufqu'aux portes, fans que le Conful s'ébranle. Mais quand il eut paffé la riviére qui coule devant la ville, Cécilius qui n'attendoit que ce moment, détacha des armés à la légére pour le harceler & le contraindre de fe mettre en bataille. Il s'y mit, & auffi-tôt le Général Romain range devant le mur, & devant le foffé quelques Archers, avec ordre, fi les éléphans approchoient, de lancer fur eux une grêle de traits: en cas qu'ils fuffent preffés, de fe fauver dans le foffe, & d'en fortir enfuite pour lancer de nouveaux traits fur les éléphans. Il ordonne en même tems aux artisans de la place de leur porter des traits, & de fe tenir en bon ordre aux pieds du mur en dehors. Lui fe tient avec un corps de troupes à la porte oppofée à l'aîle gauche des ennemis, & envoie toujours de nouveaux fecours à fes Archers. Quand le choc fe fut un peu plus échauffé, les conducteurs des éléphans, jaloux de la gloire d'Afdrubal, & voulant par eux-mêmes avoir l'honneur du fuccès, s'avancérent contre ceux qui combattoient les premiers, les renverférent & les pourfuivirent jufqu'au foffé. Les éléphans approchent; mais bleffés par ceux qui tiroient des murailles, percés des javelots & des lances que jettoient fur eux à coup fûr, & en grand nombre, ceux qui bordoient le foffé, couverts de traits & de bleffures, ils entrent en fureur, fe tournent & fondent fur les Carthaginois, foulent aux pieds les foldats, confondent les rangs & les diffipent. Pendant ce défordre, Cécilius avec des troupes fraîches & rangées, tombe en flanc fur l'aîle gauche des ennemis troublés,

une partie fut tuée à coups de trait: les autres tournérent fur leurs gens, les mirent en défordre. A lors Metellus, qui n'attendoit que cela, fortit avec toutes fes troupes: & prenant l'armée ennemie en flanc, la défit, & le rendit maître des éléphans & d'un grand nombre de prifonniers.

Florus dans fon fecond Livre gliffe fur ce fait, qu'il loue plutôt qu'il ne rapporte; mais dans cet éloge il n'oublie pas le nombre des éléphans que les Carthaginois mirent en campagne. Au moins on comprend par ce qui en fut pris, qu'il y en a

voit beaucoup, au lieu que Polybe ne dit pas com-
bien il y avoit de ces animaux dans l'armée Car-
thaginoife. Il en fut pris dix, dit-il, avec les In-
diens qui les conduifoient, & les autres qui avoient
jetté à bas leurs conducteurs, furent envelopés.
Rien ne prouve davantage la grandeur & l'impor-
tance de cette victoire, dit Florus, que de voir cent
éléphans qui font la proie du vainqueur. N'auroit-
on pas cru, à voir le nombre de ces animaux, que
c'étoit plutôt le fruit d'une chasse que d'une guer
re?

« AnteriorContinuar »