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OBSERVATIONS

Sur la bataille navale de Drépane.

Ous irons plus unis & plus ferrés dans nos obfervations fur cette affaire de Drépane, que dans les précédentes. La defcription que notre Auteur en fait, eft fon chef-d'œuvre hiftorique. Il nous tranfporte fur les lieux, il nous expofe, il nous fait voir avec tout l'art poffible toutes les circonftances, toutes les fuites de cette grande entreprise, mille fois mieux que ne feroit dans un tableau le Peintre le plus habile. Je ne vois rien de fi beau, de fi net, rien de mieux détaillé, il nous conduit comme par la main. Un récit qui remplit fi fort notre admiration, qui ne laiffe rien à défirer, n'a pas befoin d'observations trop réfléchies: elles naiffent par l'attention qu'on prête à une lecture qui nous plaît infiniment. Tout autre Hiftorien que le nôtre, dans une affaire comme celle-ci, ne s'en feroit pas fi bien démêlé; il faut être du métier pour écrire avec science les différentes manœuvres des deux armées dans une action générale, les produire avec clarté, & les affortir avec ordre.

Je ne fai fi ce grand Historien, dans le récit qu'il fait de cette bataille, n'a pas eu deffein d'imiter, & de s'élever même au deffus de Thucydide dans la defcription qu'il nous donne d'une affaire à peu près approchante qui fe paffa dans un des ports de Syracufe, entre l'armée navale des Athéniens & celle des Syracufains. On diroit que notre Auteur l'a pris pour guide dans fa narration.

L'entreprife du Général Romain étoit une de celles qui échouent rarement, lorfqu'on prend bien fon tems & fes mefures: elle ne fut malheureufe que pour avoir manqué dans le premier; il ne s'agiffoit ici que de furprendre une flotte dans un port, dont on avoit des avis, que la plus grande partie de l'équipage étoit à terre dans la plus grande fécurité du monde.

Tout dépendoit du fecret, de la diligence, du tems, & d'une marche bien concertée, & telle qu'en fe fervant des avantages de la nuit on pût tomber fur l'ennemi, & le furprendre avant le jour: c'étoit le point fondamental de l'entreprife, & d'où par conféquent dépendoit tout le fuccès. On ne rifquoit rien en partant plutôt : on rifquoit tout en partant plus tard.

Le Conful fit un contre-tems. Il fut furpris du jour, lorfqu'il étoit encore fort éloigné de l'endroit où il devoit aller; il fut découvert par ceux de la ville, à une très-grande distance. Adherbal eut tout le tems qui lui étoit néceffaire pour prendre les précautions, qu'il devoit, non feulement pour s'empêcher d'être furpris, mais encore pour tourner à fon avantage le deffein de fon ennemi.

Les Romains, furpris par le jour, & encore fort éloignés de Drépáne, dûrent bien s'appercevoir que leur deffein avoit échoué, & qu'il ne s'agiffoit plus d'une furprife, mais de combattre des gens avertis & préparés à les bien recevoir. Rien n'empêchoit le Général Romain de penfer à la retraite; il étoit venu dans la vûe de furprendre une armée navale, des vaiffeaux défarmés & dégarnis de leur chiourme, & non de combattre en bataille rangée, à quoi il n'étoit nullement préparé. Rien n'étoit plus aifé que de fe retirer, rien de plus imprudent & de moins fenfé que de rifquer fans néceffité le falut de fon armée & la perte de fes vaiffeaux, engagé qu'il étoit d'ailleurs au fiége d'une pla

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ce, dont la conquête lui importoit plus que le gain d'une bataille, dont la perte pouvoit avoir des fuites fâcheufes.

Si ces confidérations n'étoient pas capables de lui faire changer de fentiment, il eût dû tout au moins fe gouverner avec plus de jugement & de prévoiance; mais il fit voir par fa conduite qu'il manquoit de l'un & de l'autre. Il agit en aveugle. Il eût dû faire ce qu'on appelle la guerre à l'œil, & les chofes aiant changé par ce contretems, changer les ordres: ce qui étoit bon, en arrivant à l'heure qu'il s'étoit propofée, étoit très-difficile & dangereux dans une autre.

Adherbal, averti que les Romains font en mer, fait rembarquer fes troupes avec toute forte de diligence; il appareille, & penfe bien moins à fe défendre qu'à les attaquer eux-mêmes. Il n'avoit garde de les combattre dans le port, ç'eût été une imprudence: il fe hâte d'en fortir, de peur que les Romains n'y entraffent; que le combat fe donnant dans le port même il ne perdît tout l'avantage qu'il pouvoit tirer de fes vaiffeaux, fur la légéreté & la fineffe defquels il mettoit l'efpérance de la victoire; & que n'aiant pas la liberté de s'étendre, de doubler, ni d'efquiver, ou couler entre ceux de l'ennemi, il ne pût pas éviter l'abordage de ceux des Romains, qu'il craignoit fur toutes chofes. Il gagne le large, affuré de combattre avec un très-grand avantage contre des navires lourds & pefans, & conduits par une chiourme fans expérience. Toutes ces raifons aiant obligé Adherbal de fortir du port, après avoir fait rembarquer tout fon monde, il profite d'une file de rochers (2), qui s'étendoient hors du port, il prit la réfolution d'y cacher fa flotte comme dans une embufcade, affuré que les Romains ne penferoient jamais qu'on pût leur tendre un piége parmi des écueils très-dangereux.

Claudius eft à peine à la vûe du port, que croiant trouver la bête au gîte, il détache une partie de fes vaiffeaux, & fuit avec le refte pour entrer dedans. Il avoit manqué l'heure favorable par fa négligence, ou par manque de prévoiance; il alla enfuite trop vîte dans ce qui éxigeoit une extrême retenue, & beaucoup de circonfpection, Pouvoit-il ignorer que l'ennemi ne fût averti? J'aurois de la peine à le comprendre, & quand même il en auroit douté, les régles de la guerre éxigeoient qu'il fit reconnoître le port & les rochers qui en étoient proche. Pour avoir négligé ces précautions, il tomba dans le piége qu'il vouloit tendre à son ennemi: il fut furpris lui-même, & commit une faute auffi groffiére qu'il foit poffible d'imaginer d'ua Général qui ne manquoit pas d'expérience.

Adherbal, qui s'apperçoit qu'une partie de la droite des Romains eft entrée dans le port, vogue contre leur aîle gauche, & tournant les écueils, derriére lefquels il s'étoit caché avec fa flotte, il paroît inopinément fur cette aîle, qui étoit encore au Large. Claudius, furpris & déconcerté d'une chofe fi imprévûe, fe met en état de réfifter aux Carthaginois (3). II fe range en bataille dans le meilleur ordre qu'il lui fût poffible dans un état fi preffant, & qui lui laiffoit à peine le moment de fe reconnoître. Il étend fa gauche (4), & l'élonge du côté de la pleine mer pour s'empêcher d'être doublé, & autant qu'il eft en fon pouvoir dans une conjoncture si délicate.. Il envoie ordre en même tems aux navires de fa droite qui entroient, & qui étoient déja dans le port, de revirer de bord pour fe joindre au gros qui alloit entrer en action; mais cet ordre, quoique néceffaire, ne fervit qu'à hâter fa perte par la confufion qui le fuivit, & qu'il étoit aifé de prévoir.

Le combat commença à la gauche de l'armée Romaine, & s'étendit enfuite fur tour le refte de la ligne. Les Romains furent totalement défaits, & leur flotte ruinée, & le projet de détruire celle des Carthaginois s'évanouit avec fon auteur. Paffons aux ré

Aléxions

2. File de Rochers où Adherbal 3. Vaisseaux Carthagin doublée par les cacha sa flotte.

Rochers pour attaquois 5·

6. Vaisseaux Romains qui sortent du Port

pour aller au secours des autres. 7. Drepane.

fléxions fur le bon & fur le mauvais de la conduite des deux Généraux. Je me bor nerai à un petit nombre, le fait portart affez fon inftruction.

Le Général Carthaginois fe conduifit dans cette action avec toute l'adresse & tour l'art d'un Capitaine habile & expérimenté. Il attendoit le moment qu'une partie de la flotte ennemie entrat dans le port, pour tomber alors fur fa gauche, penfant bien que fi la droite, avertie que la gauche étoit attaquée, fortoit du port pour courir au fe cours, elle ne pourroit arriver à tems, ni manoeuvrer fans quelque defordre; il prévoioit que l'entrée en étant fort étroite, les Romains ne pourroient fortir qu'à la file, & qu'étant trop preffés leurs galéres s'entrechoqueroient infailliblement par la hâte de gagner le large; qu'il falloit promptement attaquer & doubler leur gauche (5), & lui ôter par là le pouvoir de l'étendre & de l'élonger vers la pleine mer, en la fortifiant des galéres (6) qui fortoient du port. Il attique donc cette gauche, la tourne & la double, & par là la droite fe trouve hors d'état d'avancer, & fe voit acculée vers la côte, où elle eft obligée d'échouer. Voilà ce qu'Adherbal avoit penfé, prévû & bien médité, & tout réuffit felon fes mefures: au lieu que fon antagoniste, qui avoit du tems de refte pour fe garantir du piége par des précautions qui n'alloient certainement pas au-delà des limites de l'efprit commun, s'y laiffa prendre.

La conduite du Carthaginois n'eft pas pourtant éxemte de tout défaut en bien des chofes qui n'ont point rapport au combat. Comment peut-on être auffi peu fur fes gardes au voifinage d'une armée auffi audacieufe & auffi entreprenante que celle des Romains? Non feulement il laiffe fes navires dégarnis d'une partie de l'équipage, comme s'il en étoit à cent lieues, mais il néglige encore toutes les régles de précau tion & de défiance que la guerre enfeigne pour fe mettre à couvert des entreprises que l'ennemi peut tenter fur nous. Pourquoi ne pas envoier à la découverte, & avoir des bâtimens en mer pour croifer fur les côtes ennemies? Qui eft-ce qui en ufe autrement? Les Romains, qui s'apperçoivent d'une conduite fi peu prévoiante, penfent à entreprendre fur cette flotte, je le crois bien car ce qui produit & fait imaginer les grands deffeins, eft la négligence & le peu de difcipline qu'on obferve dans les camps& dans les places fortes. Si l'éxécution de l'entreprise de Claudius eût été conforme au projet, la perte d'Adherbal étoit infaillible.

Les Romains font découverts pour être partis trop tard; c'est la premiére cause de leur infortune. Cette faute eft celle où l'on tombe le plus ordinairement ; c'eft la pier re d'achopement des efprits trop fins, comme celle des efprits trop lourds: les premiersfe forment des difficul és où il n'y en a point, & des obftacles qui naiffent plutôt de leur imagination que de la chofe même, & aufquels l'ennemi ne penfe point; les fe conds voient avorter leurs deffeins, pour n'avoir rien de tout ce que les autres ont de trop parce qu'ils manquent de cette vivacité fi néceffaire à la guerre, & de ce bon fens qui ne l'eft pas moins, les chofes les plus aifées leur paroiffent infurmontables: ils s'arrêtent à celles-ci, & ce qui eft le plus difficile leur échape. Ils le négligent faute d'efprit & d'intelligence, & font leur capital & le fujet de leur attention de ce qui en eft le moins digne; mais dès qu'il s'agit de l'éxécution, & qu'ils s'y trouvent. tout à fait engagés, ils reconnoiffent, à leur honte, qu'ils ont pris de fauffes mefures, qu'ils n'ont rien entendu, ni à la marche par rapport au païs, ni à l'opportunité du tems, qui doit nous régler pour partir & pour arriver à l'heure marquée; ni aux préparatifs, ni au choix des Officiers capables, ou d'éxécuter les ordres du Gé-néral, ou de les changer felon le tems & les conjonctures; enfin qu'ils n'ont pas autant fongé à attaquer qu'à fe défendre. Or quand on penfe trop à l'un, comme fit Claudius, on eft hors d'état de rendre aucun combat, parce qu'on n'a pas prévû qu'il arrive fouvent tout le contraire de notre deffein & de nos efpérances.

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