Imágenes de páginas
PDF
EPUB

ESSAI

SUR LA COMÉDIE.

Sed haber Comedia tanto

Plus oneris quam veniæ minus. HORACE, Epic.

UN bouc pénètre dans la vigne d'un certain Icarius, habitant d'Icarie, bourg d'Athènes; il en mange les fruits, en bleffe les ceps, les meurtrit, les arrache. Inftruit du dégât, Icarius vole; fond fur l'animal, l'attaque, le combat, le tue comme l'ennemi de Bacchus. Le bouc eft porté & étendu au milieu de la place publique. On chante & l'on danse autour de lui. Cette cérémonie, continuée pendant quelque tems, eft adoptée, enfin, par les habitans de la ville; introduite fur les théâtres & appellée Tragédie, du nom même de l'animal profanateur. Ces chants & ces danfes durent plufieurs Tome 1, A

années; Thefpis, pour donner quelque repos au chœur de musique, y insère un acteur, & lui fait réciter des vers, ou plutôt des injures contre les paffans. Cratès, par des réglemens nouveaux, met un frein à cette licence. Efchyle jette dans le choeur un fecond personnage; Sophocle l'enrichit d'un troisieme; l'art fe développe, s'aggrandit, fe perfectionne, & bientôt il est divisé en deux branches, la Comédie & la Tragédie; dont les noms furent d'abord confondus, & fe confondent encore (1) quoiqu'une affez haute barriere s'elève entr'elles, & les fépare bien diftinctement l'une de l'autre.

On voit par ce court expofé que la Comédie & la Tragédie eurent toutes deux la même origine; que les autels de Bacchus fervirent de berceau à toutes deux ; que toutes deux au commencement furent des hymnes en l'honneur de ce Dieu. Que dis-je? les autres Dieux, reçurent bientôt les mêmes hommages. Bientôt les fêtes de Minerve ne se passèrent point à Athènes fans quelque représentation dramatique ; & bientôt à Rome il y eut fur le théâtre deux autels; l'un à droite, confacré à Bacchus, comme au Dieu du théâtre même; &

l'autre à gauche confacré à celui en l'honneur duquel on faifait les jeux ce jour-là. Les Cirques bientôt furent dédiés à Castor & Pollux. En un mot, il paraît que les jeux & les fpectacles de l'antiquité firent la plus grande & la plus folemnelle partie de la religion païenne.

Il est bien difficile que la politique affez indifférente fur les moyens qu'elle emploie, & qui tant de fois fe les eft tous permis, ne se serve point fouvent de la religion pour venir à fes fins. C'est ce qu'elle ne manqua point de faire chez les Grecs. Ce peuple, comme on fait, était idolâtre de fa liberté. Tous fes efforts, toutes ses entreprises ne tendaient qu'à la conferver long-tems, qu'à la conserver toujours. Comment s'y prirent donc les chefs de la République & les membres du Sénat, pour jouir éternellement de cette liberté adorée ? Le peuple leur parut goûter infiniment les représentations dramatiques, qui jufqu'à ce moment semblaient n'avoir été inftituées que pour honorer les Dieux, ils les employèrent habilement à faire haïr les Rois; un dipe inceftueux; un Oreste parricide; une Phèdre adultère; un Atrée ; un Tantale. Voilà les

fujets qu'ils proposèrent aux talens des Poëtes; voilà ceux qu'ils fe plurent à couronner préférablement à tout autre. Bientôt, graces à leurs encouragemens & à leur adresse, les tyrans qui commirent le crime en fecret, ne le commirent pas même impunément. Qu'on life, en effet, le théâtre de ce peuple célèbre, & qu'on me dife s'il ne semble pas qu'on ait voulut y mettre en action la longue & effrayante histoire des forfaits les plus cachés des têtes couronnées.

[ocr errors]

N'eft-ce pas une fingularité vraiment remarquable que l'art dramatique en France ait eu presque la même origine que dans la Grece ? Ce n'est point, j'en conviens, en l'honneur de Bacchus qu'on a fait parmi nous la premiere Comédie; & quoique le Cardinal de Richelieu, à l'exemple du roi Archélais, ait presque fondé des jeux fcéniques, en faifant travailler concurremment pour le théâtre les cinq Auteurs les plus célèbres de fon tems, on n'a point fait préfent au grand Corneille d'un bouc confacré, pour avoir tant de fois remporté le prix de la Tragédie (2). Il est toutefois certain que le premier théâtre a été

bâti dans l'enceinte d'un hofpice religieux, & que la paffion de notre Seigneur J. C. a été le premier fujet qu'on ait mis en action fur ce naissant théâtre; & que nos imbéciles aïeux, s'il faut en croire la tradition & les témoignages de tous les Auteurs contemporains, penfaient fort honorer Dieu par leurs pieuses farces. Il est certain qu'Arnoult Gréban, & Pierre Cuevret ou Cuvet, tous deux Chanoines firent jouer & imprimer les actes des Apôtres. Il est certain que plufieurs Bourgeois de Paris entreprirent de faire jouer de la même maniere les myfteres de l'ancien Testament ; que François I. avait approuvé leur deffein; & que très-sûrement il aurait été exécuté fans un arrêt du Parlement qui s'y oppofa.

Ce délire faintement burlesque ne pouvait point durer; auffi ne dura-t-il point. Les Confreres de la Paffion, forcés de quitter leur premier emplacement, achetèrent celui de l'ancien hôtel de Bourgogne, & firent conftruire, non plus en terre fainte, mais en terre profane, un théâtre qui s'épura par ce changement. Les Saints, la Vierge, & Dieu luimême ne furent plus les objets des plaifante

« AnteriorContinuar »