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nous, ne peut être qu'une école de morale, l'auteur dramatique n'ayant aucun accès dans les cabinets des Rois, doit s'exiler de leur demeure; & loin des portiques de Versailles, du fond d'une retraite folitaire, il doit par intervalle jetter dans fa patrie les feuilles bienfaisantes qui peuvent, ou réformer les mœurs, ou les épurer. Il doit tâcher fans ceffe de faire le bien par fes ouvrages. Ce but noble & honnête perce-t-il dans nos Tragédies? Je ne crois pas même que jufques à préfent aucun auteur tragique, excepté Voltaire, fe le foit clairement & uniquement propofé. Corneille cherche à attacher par des peintures fortes du cœur humain, par une très-grande élévation de fentimens, & des fituations extraordinaires; il remue l'ame; il l'échauffe, la transporte hors d'elle-même, mais fans deffein de la corriger, fi elle eft corrompue, ou de l'éclairer fur le prix de la vertu, fi elle a le malheur de ne la point connaître. Entraîné par un instinct créateur qu'il ne pou vait ni maîtriser, ni conduire, fubjugué par fon génie, & le front courbé, pour ainfi dire, fous fon joug impérieux, Corneille plaît

fans le favoir, & fans le vouloir. Me pardonnera-t-on de croire qu'il n'a point fu ni voulu être utile? Racine ne l'a pas voulu plus que lui, quoiqu'il l'eût fu peut-être davantage. Il différe de Corneille en ce que, maître de fon génie, & le pliant à fa volonté, il a toujours fu & voulu plaire, & qu'il a obtenu le furnom de Grand par les qualités mêmes qui manquoient à fon rival. Car qu'on ne croie pas que ce fut feulement pour diftinguer celuici de fon fils, & l'autre de fon frere, qu'on a ajouté au nom de tous les deux cette épithete illuftre & méritée. Tous deux ont plu fouverainement; l'un le voulant bien, & l'autre presque fans le vouloir. En fallait-il davantage pour leur donner le fceptre? Non, fans doute. En France, plus que par-tout ailleurs, on règne par les grâces autant que par le pouvoir; l'agréable y devient utile par la feule raifon qu'il eft agréable, & reffemble affez à ces Rois qui fous une feule dénomination commandent à deux Empires.

Si plaire ne fuffit pas quand on fait des tragédies, Crébillon pourrait bien mériter les mêmes reproches que fes deux prédéceffeurs

illuftres. Que dis-je? Il en mérite davantage. Crébillon femble avoir trempé, fes pinceaux dans le Cocyte. Il femble ne fe plaire qu'à retracer les crimes qu'on punit aux enfers, & pour lesquels les juftes Dieux n'ont point affez de fupplices. Ce n'eft pas ainfi qu'on parvient à rendre la vertu aimable. Je ne vois guere qu'un but à Crébillon, celui de m'effrayer; de m'infpirer, à quelque prix que ce foit, une terreur durable & profonde; & je conviens qu'il y réuffit parfaitement. Mais lorfque je viens de voir Pharafmane tuer fon fils qui a noyé fa femme; ou Atrée offrir à fon frere, dans une coupe, le fang du malheureux Plifthene; ce spectacle horrible, fi je fuis pere, me doit-il faire aimer mon fils davantage? Doit-il, fi je fuis fils, me faire plus respecter mon pere? Me doit-il rendre meilleur frere, oncle plus fenfible, mari plus tendre, &c? Je n'en crois rien. Soyons vrais, foyons finceres, duffions-nous paraître audacieux. Je révère fort, j'admire fort, j'applaudis fort les trois tragiques qui ont précédé Voltaire; mais Voltaire seul me femble avoir fait des tragédies morales, comme je l'entends,

& comme il faudrait, je crois, qu'elles fuffent toutes. Doué de plus de lumieres, & d'un génie plus univerfel, plus fécond & plus fouple que celui de fes trois rivaux, feul il a eu le double, & fouvent le triple deffein de plaire, d'attendrir, & d'inftruire. Seul il eft à mes yeux le Tragique Philofophe; & ce titre vaut bien celui de Grand qu'on a donné à quelques autres. Je vais plus loin; fon théâtre, toutes fes pieces comprises, me paraît supérieur à tous les autres théâtres, & la production la plus étonnante de la littérature française. Mais déja j'entends dire, ou plutôt j'entends répéter chaque jour que la Tragédie n'admet point cette pompe philofophique; que la philofophie y eft déplacée, & la réfroidit toujours. Pourquoi tient-on ce langage? Pourquoi, dans un fiécle tout philosophe & fi heureux de l'être, pourquoi, dis-je, dans un fiécle pareil au nôtre, répand-t-on & imprimet-on fans ceffe des maximes fi peu philofophiques? Veut-on le favoir? Le voici : Parce qu'Ariftote n'avait point dit : foyez philofophes en écrivant des tragédies; parce que jufques à préfent on n'en avait point fait qui

méritaffent véritablement cette épithete; parce qu'aux yeux de quelques Littérateurs bornés tout ce qui a prescrit eft juste; tout ce qui a vieilli eft facré; parce que ces efprits routiniers, pour ainfi dire, trouvent toute innovation dangereufe, foit qu'elle porte ou non les caractères du bien ; & qu'enfin l'homme médiocre, qui fuit fcrupuleusement les règles prefcrites, leur femble bien préférable à l'homme de génie qui les viole. Ne faudraitil pas auffi, pour plaire à ces Meffieurs, que nous fuffions intolérans & fanatiques, comme nos peres l'ont été; & qu'on renouvellât même les barbares & ridicules épreuves du feu & de l'eau, qu'on aurait dû plutôt nommer les triomphes du crime & du défordre, puifque l'innocence & la vertu y ont péri tant de fois?

Mais laiffons la Tragédie, dont peut-être je n'aurais pas dû parler fi long-tems. C'est de la Comédie, & d'elle feule, qu'il doit être ici question. Mon titre l'annonce, & je dois justifier mon titre. Je la crois infiniment plus utile aux mœurs que la Tragédie; plus utile même que la Tragédie telle que Voltaire l'a

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