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nant à tâtons dans les ténèbres de ces temps groffiers, on n'avait point encore trouvé le beau; on ne le connaiffait point encore; mais aujourd'hui que nous le tenons, & que nous en avons tant de modèles, aujourd'hui que nous fommes sûrs qu'il ne peut exister fans l'honnête, & que la décence eft la plus féduifante parure des arts; aujourd'hui, fiècle non moins corrompu que les autres, où toutefois l'habitude de mal faire n'empêche pas de bien dire; aujourd'hui enfin où d'impofantes bienséances tiennent lieu des mœurs qu'on n'a plus ; je vais plus loin: dans une Ville où la police eft fi bien exercée, dans une Ville telle que Paris, comment se peut-il qu'on représente certaines pièces de Montfleuri, de Poiffon, d'Hauteroche, & presque toutes celles de Regnard & de Dancourt? Pour ne parler d'abord que de ce dernier, comment un citoyen honnête, comment un Français peut-il voir jouer fans indignation les Curieux de Compiegne? Voici en peu de mots l'analyse de cette pièce.

Le Chevalier & Clitandre, tous deux Gentilshommes & Officiers de Cavalerie, ont

invité des Bourgeois de Paris à venir les vifiter au Camp de Compiegne. N'ayant point d'argent ni l'un, ni l'autre, ils ne favent comment payer les frais que les bourgeois ont fait à l'auberge. Ils confultent un valet qui, pour les tirer d'embarras, leur propofe* d'aller en parti fur le grand chemin. Ce moyen paraît fcabreux, il n'eft point accepté, uniquement parce que l'on craint qu'il n'ait des fuites fâcheufes. Le Chevalier eft logé chez une Madame Pinuin, qui a été femme-decharge d'une fille d'Opéra. Cette espèce de matrône a pu gagner quelques fommes à d'autres métiers infâmes qu'elle a faits. Pour les lui efcroquer, le Chevalier lui offre fa main. La Pinuin, féconde en expédiens, en trouve de plus sûrs pour tirer d'embarras les deux Officiers. Elle fuborne la fille de l'un des bourgeois; Frontin, de fon côté, rêve à d'autres ftratagêmes; & voilà que tout-à-coup les deux Officiers arrivent fur la scène, fuivis de plufieurs foldats de leur régiment. Ils suppofent qu'on leur a ordonné de faire affeoir & de fufpendre les bourgeois curieux fur un

* Paroles de Dancourt.

cheval de bois, avec un boulet de canon au bout de chaque pied. Effrayé de ces menaces, M. Valentin, l'un des bourgeois, cede fa fille à Clitandre, qui ne l'épouse que pour les trente mille écus qu'elle aura en mariage; & le Chevalier épouse une Madame Robin, autre efpèce qui n'est aimée auffi que pour fon argent.

Quel tableau ! en eft-il de plus immoral (5) & de plus capable d'éteindre dans les ames françaises la nobleffe & l'héroïsme qui doivent toujours les enflâmer? Eh quoi! on fuppofe la tenue d'un camp; c'est-à-dire, le moment où la difcipline militaire doit être le plus en vigueur; & c'eft alors qu'on offre à des Français deux Officiers membres de ce camp, qui mentent, projettent des efcroqueries, font des baffeffes de plufieurs genres, & fe marient pour de l'argent à des femmes qu'ils méprisent. O mânes des Guefclins, des Bayards, des François premier ! Vous, dont la loyauté fut fi' digne de nos hommages, que penferiez-vous de vos defcendans, fi vous pouviez, fortant de vos tombeaux, les voir affifter & se plaire même à des représentations

fi coupables? Vos ames fieres & grandes s'en indigneraient fans doute, & vous ne tarderiez pas à réduire en cendre le théâtre infâme où les arts, se prostituant au vice, cherchent à avilir les noms fi facrés pour vous, de chevaliers & de gentilhommes. Ce n'était pas ainfi que fe confumaient vos loisirs, & ces lices fameufes où vous defcendiez pour défendre & l'innocence & la beauté, loin d'amollir vos fuperbes courages, étaient un théâtre bien plus noble & bien plus capable de les illuftrer. Apparaiffez au milieu de nous, Dieux tutélaires de la France; venez, je vous invoque; venez chaffer de notre fcène les fimulacres odieux qui nous peuvent corrompre. Qu'ils fuient, qu'ils s'évanouiffent à l'aspect de vos vifages vénérables. Emparezvous du trône augufte qu'ils profanent, du trône du génie. Montez-y à leur place, & que vos fages & éloquens difcours nous rendent, s'il eft poffible, auffi vertueux que vous-mêmes.

Oui, quoique le brodequin me femble plus utile aux mœurs que le cothurne ; quoique le langage des héros foit peut-être moins inf

tructif pour nous que celui des bourgeois, fi l'on ne devait représenter jamais que des pieces comme les Curieux de Compiegne, il vaudrait mieux cent fois qu'on fermât pour toujours le théâtre comique; qu'on l'anéantît parmi nous, & qu'on ne donnât que des Tragédies. C'est à Verfailles, devant toute la Cour que j'ai vu pour la premiere fois jouer cette farce dégoûtante, & que l'on juge de ma surprise. J'en fis part à l'un de mes voisins, dès que la toilé fut baiffée : faut-il tant vous étonner ? me dit cette perfonne, qui ne manquait pas de fens. Dans ce pays-ci les chûtes font précipitées, & les élévations rapides. Versailles eft le centre où aboutiffent tous les fils de l'administration civile & politique. C'eft-là que ces fils fubiffent tous les divers changemens que leur communique la main qui les dirige. Mais quant aux mœurs, il n'y a point de tribunal, point de bureau, point de premiers commis pour elles. Le Souverain en donne l'exemple, en profite qui veut, peu importe. En cela feul les courtisans n'imitent point leur maître; & le public, animal de routine, imite tant qu'il peut

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