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fpéculations vaines. Le Comte ne tarda pas à l'imiter. A force de lire avec elle Ariftote, Montagne, Platon, & fur-tout le bon Plutarque, il parvint, non pas à raisonner sur ce qui eft bien, mais à le fentir; & ce qui vaut beaucoup mieux encore, à le mettre en pratique. Ils jouiffaient d'un fuperflu immense; graces à une diftribution fage, ce fuperflu devint le néceffaire du pauvre. L'amour avait retiré le Comte du vice; l'étude, en lui montrant tous les charmes de la vertu, lui fit pour jamais embraffer cette dernière. Un feul point manquait à fes vœux, & ils ne furent que trop exaucés. Il n'avait point eu d'enfant de la Comteffe; enfin elle accoucha d'un fils; mais elle mourut en lui donnant la vie.

C'est de cette mort funefte que je le trouvai inconfolable encore à mon arrivée dans fon Château de P....., ou plutôt, c'est de cette mort qu'il était confolé, car jusques à ce moment je m'étais trompé fur les fentimens qu'elle avait fait naître en fon ame. Il avait fervi dans le même régiment que mon pere; il l'avait aimé & l'aimait encore tendrement. A peine m'eut-il apperçu, qu'il vint au-devant

Tome I.

de moi, & m'embraffa en me demandant des nouvelles de ce pere, qui vivait alors, qui n'eft plus, & que je pleure encore. Il ferait venu vous voir, lui dis-je, fi des affaires de famille ne l'en euffent empêché. Il m'a chargé de vous témoigner tous fes regrets fur...... (Il crut que je voulais parler de fon épouse.) Que parlez-vous de regrets? Ajouta-t-il en m'interrompant. La Comteffe n'eft pas morte; elle fe porte à merveille, & vous allez vous en affurer vous-même. En achevant ces paroles, il me conduifit dans l'appartement que fa femme occupait étant vivante, & après m'avoir fait traverser une longue enfilade de pièces meublées avec plus de propreté que de faste, il me remit une petite clef, en me difant ouvrez ce cabinet, vous y trouverez la Comteffe, la faluerez de ma part, & s'il eft poffible qu'elle vous parle... Il s'échapa fans achever fa phrafe. Surpris de fa fuite précipitée, & de l'air extraordinaire avec lequel il avait prononcé ces derniers mots, j'ouvris, avec une curiofité mêlée de crainte, la porte du cabinet. Qu'on juge de mon étonnement, lorfque, de bout encore fur le feuil de cette

porte, je vis en effet une femme affife devant une table, & qui, me tournant le dos, n'avait fait aucun mouvement, pour regarder derrière. Je m'approchai avec plus de crainte & de furprife encore, & l'une & l'autre furent à leur comble, lorfque, m'étant placé vis-à-vis de cette femme, je la vis une plume à la main, les yeux élevés & en contemplation, dans l'attitude enfin d'une perfonne qui rêve à ce qu'elle va écrire. Je crus d'abord, tant cette attitude était naturelle, que c'était une perfonne vivante, mais fon immobilité me fit bientôt juger du contraire. Revenu de mon faififfement, je me mis à genoux devant cette figure; & m'appuyant de la poitrine contre la table, où elle avait fair d'écrire, je la contemplai à mon tour de tous mes yeux. Qui pourrait jamais peindre ce que je vis dans les fiens? L'expreffion la plus tendre y régnait, comme fi une ame eut été cachée derrière, & les éclairs du fentiment & du génie femblaient jaillir de leurs orbites. Jamais l'art n'avait mieux imité la nature. Des cheveux du plus beau noir arrangés avec un artifice admirable, tombaient épars & bouclés fur

fes épaules. Elle était dans un deshabillé élégant, mais modefte, qui laiffait deviner les formes fans en découvrir aucune. Que dirai-je de plus, enfin ? Doutant si j'étais bien éveillé, ou fi quelque fonge agréable ne m'avait point transporté dans une fphère inconnue, j'ofai, pour m'en affurer, avancer le doigt, & le pofer légèrement fur une joue de la figure. Il n'en fallut pas moins pour me désabuser: la joue était de cire, elle réfifta; la douce molleffe des chairs ne fe fit point fentir à ma main mal-affurée. Le voile alors tomba de ma paupière. Cette figure n'étant point affez vivante pour ne pas la croire morte; ni affez morte pour ne pas la croire vivante; je tombai dans cet état de mal-aife & de doute où l'on

se trouve en voyant une perfonne aimée lutter, à fa dernière heure, entre la vie & la mort. Tel eft le trifte effet que produit toujours une imitation trop parfaite de la nature. L'impuiffance de l'artiste & les regrets qu'elle cause, joints à la douloureuse surprise qu'excite une image reffemblante mais inanimée, jettent l'ame dans une mélancolie qui l'oppreffe davantage que l'afpect même de la per

fonne morte. J'éprouvai plus qu'un autre cette fenfation pénible & déchirante. Des larmes coulèrent de mes yeux, fans favoir qui je pleurais ni pourquoi je pleurais; & me relevant avec une forte de crainte religieuse, mêlée de refpect pour l'homme vertueux & fingulier, qui cherchait à réparer fes pertes par des illufions fi intéreffantes, je fortis du cabinet en difant : que ne puis-je l'animer? Je cherchai long-tems mon ami pour lui rendre compte de ma vifite, & le trouvai enfin dans l'allée la plus folitaire de fon parc. La Comteffe fe porte bien, lui dis-je, en lui remettant la petite clef qu'il m'avait confiée. Elle m'a reçu avec bonté; elle était occupée à écrire. N'ayant point l'honneur d'être connu d'elle, je n'ai point voulu l'interrompre, fans cela je vous jure que nous aurions beaucoup parlé de vous. Soit par reconnaiffance de ce que j'avais rempli fa commiffion, foit qu'il fût charmé de ce que j'entrais fi bien dans fa chimère, le Comte m'embraffa fans me rien dire, & resta quelque tems la tête appuyée fur mon fein. Bientôt il se remit à fe promener en filence; je le fuivis pendant quelques mi

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