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s'apperçoit dès les premières productions, fe développe, s'étend, s'accroît, se fortifie, à mesure que les idées mûriffent à l'aide de l'étude & de la réflexion : or Lucain, privé de ces dons naturels, auroit toujours été bourfoufflé fans substance, & gigantefque fans être grand. On ne peut guères en juger autrement après une lecture attentive & raisonnée de la Pharfale. Choix du fujet, ordonnance, unité, élégance de style, harmonie, précision, tout y manque. Croit-on que l'absence de ces beautés effentielles, qui conftituent la perfection de tout ouvrage, quel qu'il foit, puiffe être fuppléée par quelques beaux vers, quelques penfées fortement exprimées, quelques images agréables & brillantes, & par des détails heureux quand ces élans paffagers de l'efprit font gâtés par l'enflure, & refpirent le faux fublime? A qui pourra-t-on perfuader que Lucain, s'il eût vécu, fe feroit apperçu de ces défauts, & qu'il les auroit corrigés de lui-même, quand il eft évident qu'ils

couloient de fource, & qu'ils tenoient à la trempe de fon efprit? Quand le mauvais goût de fon temps les regardoit, les admiroit comme de véritables beautés? Quand enfin ce Poëte, ayant devant les yeux les plus parfaits modèles de l'Art, Homère & Virgile, n'a pas eu affez d'ame pour en fentir le prix, & s'en eft entièrement écarté? Puis donc que le fentiment du beau & du vrai lui manquoit, comment auroit-il réformé fon ouvrage? Et fi l'on jete les yeux fur la ftructure du Poëme, y trouve-t-on ce plan régulier, cet accord harmonieux cette fuite de belles & grandes idées, qui annoncent la jufteffe, la force, la fageffe & l'étendue de l'imagination? Tout annonce, au contraire, que la Pharfale eft compofée de pièces rapportées, que le Poëte, dans certains momens de verve travailloit au hazard & fans fuite, pour les coudre aux endroits foibles qu'il vouloit relever par ces faux brillans. Ce qui le prouve, c'eft cette multitude nnombrable de vers durs, froids, fecs

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& brifés

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ce manque d'harmonie défaut de clarté ce coloris fombre &

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fes

monotone cette marche lente lourde & languiffante, qui régnent dans tout ce Poëme, femé, par intervalles, de ces morceaux poftiches, qui ne font remarquables que par leurs vains ornemens, leur enflure & leur faux fublime. Ce feroit une erreur étrange de n'attribuer de pareils défauts qu'à la grande jeunesse du Poëte. Quelque jeune que foit un arbre, on juge par premiers fruits de ceux qu'il portera par la fuite: la culture la plus foignée ne leur donnera ni la beauté, ni la faveur, ni le parfum qui leur manquent. Il en est de même de ceux de l'Esprit: l'Art ne fupplée point la Nature; mais comme elle est maîtresse de ses dons, elle permet feulement à l'Art, foumis à fes loix, de les entretenir, de les cultiver, de les embellir même quelquefois. La Pharfale est donc ce qu'elle auroit toujours été, & rien ne prouve mieux que ce Poëme l'impuiffance du Bel-Esprit. Incapable d'embraffer fon

fujet d'un coup-d'œil, il ne le conçoit que d'une manière vague, indécife & confuse: comme fes idées font fugitives, il est forcé de les faifir à l'inftant qu'elles naiffent : ennemi de cette noble fimplicité & de ce beau coloris de la Nature, qui fe répand par une lumière uniforme, il ne veut que femer des brillans; il n'emploie que des couleurs vives, dures & tranchantes, qui étonnent, éblouiffent & fatiguent: toujours incertain dans fa marche, il abandonne brufquement un objet, pour en tracer un autre, & revenir négligemment au premier: le fentiment lui eft presque toujours étranger, parce que, jaloux de faire étalage d'un vain favoir, il difcute & raisonne quand il faut fentir. Rien n'est plus froid que son délire; il prend l'équerre & le compas lorfqu'il s'agit d'un beau défordre: le feu, ou plutôt la lueur de fon imagination, n'a ni foyer ni chaleur; il s'éteint comme il s'allume. En un mot, Bel-Efprit n'a que de la fuperficie, & point de profondeur. De-là cette facilité

le

de revenir fur fon ouvrage, fans que les changemens qu'il peut y faire, nuifent en rien à l'ensemble, puisqu'il n'y en a point, & que l'ouvrage, en général, n'eft qu'une espèce de placage (qu'on nous passe cette expreffion), qui fe pofe, s'enlève, s'ajufte à la volonté de l'ouvrier. Il n'en eft pas ainfi du Génie: enfant chéri de la Nature, créateur comme elle, il produit fans effort. Concevoir un fujet, le voir, quelque vaste qu'il foit, dans toute fon étendue, en tracer le plan, déterminer ses juftes proportions, varier les ornemens qui doivent l'embellir, former, par un accord harmonieux de toutes les parties, un ensemble parfait, n'eft pour le Génie que la concep❤ tion d'un inftant. Supérieur à fa matière, il la voit & la traite dans tous fes rapports, il lui donne la forme & les couleurs: tout ce qu'il touche porte fon empreinte; la toile s'anime, le marbre refpire; fa marche eft celle de la Nature: toujours en activité, le feu dont il eft animé, hâte fa fécondité & renouvelle fans ceffe fes

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