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être plus recueilli, il avoit fait conftruire une retraite fouterraine, inacceffible aux rayons du jour, où il s'enfermoit quelquefois des mois entiers, & là, loin des importuns & du bruit, il composoit, à la lueur d'une fimple lampe, fes admirables harangues. Ainfi les moyens que ce Père de l'Eloquence employa, il nous les à laiffés, la vigilance, l'affiduité au travail, la retraite & l'étude; mais il ne nous a pas laiffé fon ame.

L'éloquence de Démosthène n'a rien que de mâle & d'auftère. Ce n'eft pas cependant qu'il écarte les grâces, qu'il rejete les fleurs, qu'il néglige les ornemens; mais il faut qu'ils s'offrent natu rellement, & conviennent parfaitement aux objets. On voit à la manière serrée & concise dont il présente les objets, à la beauté, à la nobleffe, à l'élévation de fon ftyle, qu'il avoit eu pour Maîtres, Thucydide & Platon. Ce qu'on doit admirer encore dans fes harangues, c'est cet oubli total de fa perfonne. Jamais on n'y

remarque le moindre retour fur lui-même: nulle envie de briller; fon ame s'y déploie toute entière; on voit qu'il n'eft occupé que du falut de fa Patrie, & pour me fervir de l'expreffion de l'illuftre Fénelon, qu'il la porte dans fon cœur.

Un talent fi fupérieur pouvoit bien quelquefois enorgueillir Démosthène, & on ne doit point être étonné de la sensibilité qu'il témoigna, de fon aveu, au mot flatteur (1) d'une Porteufe d'eau, qui, le voyant paffer, difoit à fa voifine: Vois-tu bien; C'EST-LA CE DÉMOSTHÈNE. Quellé petiteffe! s'écrie Cicéron ; & il ajoute auffi-tôt: mais quel grand Orateur! mais c'eft qu'il avoit appris à parler aux autres § & qu'il fe parloit rarement à lui-même. Comment Cicéron, qui n'a pas craint de

(1) Leviculus fanè nofter Demofthenes, qui illa fufurro delectari fe dicebat aquam ferentis mulierculæ, ut mos in Græciâ eft, infufurrantisque alteri : hic eft ille Demofthenes. Quid hoc levius? At quantus Orator! fed apud alios loqui videlicet didicerat, non multum ipfe fecum. Cic. Tufcul. 5, n. 36.

traiter d'homme vain, Démosthène, trai teroit-il aujourd'hui, nos prétendus Orateurs, nos Beaux-Efprits à la mode, qui, non contens de fe parler fans ceffe à euxmêmes & peu faits d'ailleurs, pour apprendre à parler aux autres, font affez vains, pour avoir des prôneurs affidés, qu'ils prônent à leur tour; & pour compofer & publier fouvent eux-mêmes, fans pudeur comme fans raifon, l'éloge de leurs propres écrits? Quel orgueil! mais auffi quels Écrivains! Du moins la foibleffe de Démosthène est bien pardonnable: celui qui avoit tant de droits à l'admiration publique, pouvoit-il n'être pas flatté de s'entendre nommer, par une femme du peuple, qui, dans ce peu de mots, C'est-là ce Démosthène, exprimoit, en le faisant remarquer à fa voisine, ce fentiment de vénération & de plaisir dont on eft saisi à l'aspect d'un homme vraiment grand, tel que Démosthène, dont la haute renommée ne permettoit pas que le nom fût ignoré de perfonne ? Il n'étoit pas

&

cependant le feul qui fe fût fait un nom célèbre.

Parmi le grand nombre d'excellens Ora teurs qui brillèrent de fon temps, Eschine est celui qui a joué le plus grand rôle, si l'on en juge, par le redoutable adverfaire qu'il avoit chóisi. Émule & rival de Démosthène, il s'en falloit qu'il réunît à ses talens cette vertu févère, cette probité à toute épreuve, cette nobleffe de fentimens, cet amour pur & défintéreffé du bien public & de la patrie, & cette éloquence inimitable de fon rival. Il ofa néanmoins fe déclarer ouvertement fon ennemi: il l'attaqua avec toute la violence & l'acharnement où s'emporte volontiers un Avocat impudent, accoutumé à fc fervir de pareils moyens. Démosthène le terrassa avec les armes de la vérité. Eschine fuccomba, & l'exil fut la punition de fon accufation téméraire. Comme il alloit obéir à fon arrêt, & qu'il étoit prêt à fortir de la ville, Démosthène courut après lui, une bourse à la main, & le força

de l'accepter. Eh! comment s'écria Efchine, ne pas regretter une Patrie, où je laiffe un ennemi fi généreux ! Puis-je efpérer jamais de rencontrer ailleurs des amis qui lui reffemblent? Que cet exemple n'apprenoit-il aux lâches perfécuteurs du Pindare François (1), à ces hommes impla cables, defféchés, dévorés d'envie, & qui l'ont poursuivi jufques par de-là même le trépas, qu'il eft un terme à la haine ainfi qu'à la vengeance, & c'eft une baffeffe, & de plus une barbarie d'insulter à fon ennemi dès qu'il est malheureux? Mais il leur falloit l'ame & le génie de Démosthène, pour que la penfée leur vînt de l'imiter.

que

Rhodes fut le lieu que choisit Eschine, pour fon exil. Il y porta le goût des (2)

(1) Jean-Baptifte Rouffeau,

(2) Efchines enim, qui hunc exilio delegerat locum, intulit co ftudia Athenarum, quæ velut fata quædam cœlo terraque degenerant, faporem illum, Atticum peregrino mifcuerunt. QUINTIL. Lib. XII, Cap. X, pag. 896 & 897,

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