Imágenes de páginas
PDF
EPUB

nouvelles galanteries. Quoiqu'elle eût déja quarante ans, elle s'étoit toujours fi bien confervée, que ce n'étoit pas une con quête à dédaigner; mais elle auroit été obligée de faire les avances, & c'est à quoi elle ne pouvoit fe refoudre, après avoir vû toute fa vie les hommes rechercher fes bonnes graces avec empreffement. Cette noble fierté s'accordoit fi mal avec nos affaires domestiques, qu'elles empiroient à vûë d'œil.

Je ne doute pas que ma mere n'ait mille & mille fois fouhaité d'avoir une fille au lieu de moi, & véritablement cela eût été plus avantageux pour elle; une fille lui auroit fervi de fupport, comme elle avoit elle-même été celui de ma grand-mere, dont il faut que je te faffe un éloge détaillé. Mon ayeule maternelle étoit dans fes beaux jours une des plus belles perfonnes du Royaume elle avoit beaucoup d'efprit & 类 entendoit fon monde parfaitement bien. Elle ne recevoit ordinairement dans fa maifon que de jeunes Seigneurs qui avoient envie de fe polir, & l'on pouvoit dire qu'ils fçavoient vivre quand ils avoient pris de fes leçons pendant quelques années. Mais ce qu'on doit le plus admirer, c'eft qu'elle avoit le rare talent de faire regner entre fes Ecoliers une parfaite union; ils n'a

,

[ocr errors]

voient jamais enfemble le moindre démêlé. Pendant qu'elle s'attachoit à façonner ces jeunes gens, il arriva qu'elle eut ma mere par un coup de hazard; elle ne manqua pas de leur en faire honneur à chacun en particulier, & de trouver que fa fille leur reffembloit à tous par quelque endroit = voilà votre bouche, difoit-elle à celui-ci voilà vos yeux, difoit-elle à celui-là ; vous ne fçauriez defavoüer cet enfant. Pour mieux le leur perfuader encore, lorfqu'elle tenoit ma mere entre fes bras, elle affectoit toujours de l'appeller du nom du Ca valier qui étoit prefent, & fuppofé qu'il y en eût deux, ce qui n'étoit pas extraor dinaire, elle l'appelloit tout court Dona, Marcella, qui étoit le nom propre de ma mere; il y auroit auffi de l'injuftice à lui contefter le Dona, puifqu'on ne peut la foupçonner de n'être pas une fille de quali té. Mais pour t'aprendre quelque chofe de plus pofitif touchant fa naiffance,tu fçauras que ma grand-mere parmi fes galands en avoit un qu'elle aimoit plus que tous les autres; & comme ce Seigneur étoit un Guzman, elle jugea qu'elle pouvoit en confcience faire defcendre fa fille d'une fi grande Maifon. C'eft du moins ce que mon ayeule a dit confidemment à ma mere en l'affurant même qu'elle la croyoit fille d'un Seigneur parent fort proche

des Ducs de Medina Sydonia.

Tu vois donc bien que ma grand-mere étoit une femme admirable pour les intrigues d'amour; néanmoins aimant autant la dépense qu'elle l'aimoit, bien loin d'amaffer des richeffes immenfes dans le trafic des plaifirs, elle auroit couru rifque dans fa vieilleffe de fentir l'indigence, fi la fleur de la beauté de fa fille n'eut commencé d'éclore à mesure que celle de la fienne fe flétriffoit. La bonne Dame avoit beaucoup d'impatience de voir fa petite Marcelle affez formée pour être établie, & la trouvant à douze ans fort avancée pour fon âge, elle ne differa point à la pourvoir. Un Marchand nouvellement arrivé du Perou, & plus riche qu'un Juif, en devint le premier poffeffeur, moyennant quatre mille ducats dont il fit present à mon ayeule, qui donnant chaque jour au Marchand quelque fucceffeur liberal, vécut par ce moyen toute fa vie dans l'abondance.

Il eut donc fallu à ma mere une fille à ma place, ou du moins avec moi, ma fœur nous auroit fervi de port dans notre naufrage, & nous aurions bientôt fait fortune avec une pareille marchandise à Seville, où il y a des Marchands pour tout. C'eft la retraite deshonnêtes gens qui n'ont

pour tout bien que de l'efprit; c'eft la mere des orphelins & le manteau des pécheurs. En tout cas fi cette Ville eut trompé notre attente, nous aurions été tout droit à Madrid, où l'on peut dire qu'on eft en fond quand on poffède un femblable joyau. Si d'abord nous n'euffions pas trouvé à le vendre, nous aurions pû du moins le mettre en gage & faire toujours à bon compte une chere de Princes. Je ne fuis pas plus mal à droit qu'un autre, & je crois qu'avec. une jolie fœur je n'aurois pas manqué de parvenir à quelque bon emploi; mais enfin le Ciel en voulut ordonner autrement & me rendre fils unique pour mes pechez. J'entrois alors dans ma quatorziéme année, & comme j'avois déja du sentila mifere dont nous étions menacez me fit prendre la réfolution d'abandonner ma mere & ma patrie pour aller chercher fortune ailleurs. Je me propofai de voyager pour apprendre à connoître le monde, & j'avois raifon de vouloir commencer de bonne heure. Ma plus grande envie toutefois étoit de paffer à Genes pour y voir mes parens paternels. Si bien qu'un beau jour ne pouvant refifter plus fongtemps au defir qui me preffoit d'executer mon deffein, je fortis de Seville la tête pleine de chimeres & la bourfe prefque vuide d'argent.

--ment,

CHAPITRE V.

Guzman quitte fa mere & fort de Seville. Sa premiere Avanture dans une Hôtellerie..

[ocr errors]

OMME je me fouvenois d'avoir oüi dire qu'il importoit aux avanturiers de fe parer de noms de confequence, fans quoi ils paffoient pour des miferables dans les païs étrangers; je me donnai le nom de Guzman que portoit na mere, & qui fans doute étoit le plus honorable de notre Maison, j'y ajoutai la Seigneurie d'Alfarache. Cela me fembla fort bien imaginé, & me voilà déjà dans mon esprit l'illuftre Seigneur Guzman d'Alfarache.

Ce Seigneur de fraîche datte ne s'étant mis en chemin que l'après-dînée, n'alla pas fort loin le premier jour, quoiqu'il marchât auffi vite que fi on l'eut pourfuivi, ou qu'il eût cru ne pouvoir, affez tôt s'éloigner de Seville. Effectivement je bornai ma journée à la Chapelle de faint Lazare, à une demie lieuë de cette Ville. J'étois déja las; je m'affis fur les degrez de l'Eglife, où remarquant que la nuit aprochoit, je commençai à m'attrifter &

« AnteriorContinuar »