Imágenes de páginas
PDF
EPUB

il a rencontré Ambroise à la porte: Ambroise, lui a-t-il dit, n'entrez pas ; votre maîtresse vous prie de la laisser en repos.

A deux maisons au-delà de ce cavalier je découvre dans un petit corps-de-logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux reproches que sa femme lui fait d'avoir passé la journée entière hors de chez lui. Elle serait encore plus irritée si elle savait à quoi il s'est amusé. Il aura sans doute été occupé de quelque aventure galante? dit Zambullo. Vous y êtes, reprit Asmodée; je vais vous la détailler.

L'homme dont il s'agit est un bourgeois nommé Patrice; c'est un de ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni femme ni enfants: il a pourtant une jeune épouse ai→ mable et vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur enfance. Il est sorti ce matin de sa maison, sans s'informer s'il y avait du pain pour sa famille, qui en manque quelquefois. Il a passé par la grande place, où les apprêts du combat des taureaux qui s'est fait aujourd'hui l'ont arrêté : les échafauds étaient déjà dressés tout autour, et déjà les personnes les plus curieuses commençaient à s'y placer.

Pendant qu'il les considérait les uns et les autres, il aperçoit une dame bien faite et pro

prement vêtue qui laissait voir, en descendant d'un échafaud, une belle jambe bien tournée, couverte d'un bas de soie couleur de rose, avec une jarretière d'argent : il n'en a pas fallu davantage pour mettre notre faible bourgeois hors de lui-même. Il s'est avancé vers la dame qu'accompagnait une autre qui faisait assez connaître, par son air, qu'elles étaient toutes deux des aventurières : Mesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous être bon à quelque chose, vous n'avez qu'à parler; vous me trouverez disposé à vous servir. Seigneur cavalier, a répondu la nymphe aux bas couleur de rose, votre offre n'est pas à rejeter nous avions déjà pris nos places; mais nous venons de les quitter pour aller déjeûner. Nous avons eu l'imprudence de sortir ce matin de chez nous sans prendre notre chocolat; puisque vous êtes assez galant pour nous offrir vos services, conduisez-nous, s'il vous plait, à quelque endroit où nous puissions manger un morceau, mais que ce soit dans un lieu retiré vous savez que les filles ne peuvent avoir trop de soin de leur réputation.

A ces mots, Patrice, devenant plus honnête et plus poli que la nécessité, mène ces princesses à une taverne du faubourg, où il demande à déjeûner. Que voulez-vous ? lui dit l'hôte;

j'ai, de reste d'un grand festin qui s'est donné hier chez moi, des poulets de grain, des perdreaux de Léon, des pigeonneaux de la Castille vieille, et plus de la moitié d'un jambon d'Estramadure. En voilà plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales. Mesdames, vous n'avez qu'à choisir : que souhaitez-vous ? Ce qu'il vous plaira, répondent-elles; nous n'avons point d'autre goût que le vôtre. Là-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particulière, attendu qu'il est avec des dames très-délicates sur les bienséances.

On le fait entrer, lui et sa compagnie, dans un cabinet écarté, où, un moment après, on leur apporte le plat ordonné, avec du pain et du vin. Nos Lucrèces, comme dames de haut appétit, se jettent avidement sur les viandes, tandis que le benêt, qui devait payer l'écot, s'amuse à contempler sa Luisita; c'est le nom de la beauté dont il est épris : il admire ses blanches mains, où brillait une grosse bague qu'elle a gagnée en la courant; il lui prodigue les noms d'étoile et de soleil, et ne saurait man, ger, tant il est aise d'avoir fait une si bonne rencontre. Il demande à sa déesse si elle est ma

riée; elle répond que non ; mais qu'elle est sous la conduite d'un frère : si elle eût ajouté, du côté d'Adam, elle aurait dit la vérité.

Cependant les deux harpies, non seulement dévoraient chacune un poulet, elles buvaient encore à proportion qu'elles mangeaient. Bientôt le vin manque, le galant en va chercher lui-même, pour en avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinthe, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais; et remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut rien davantage. Qu'on nous donne, dit-elle, de ces pigeonneaux dont l'hôte nous a parlé, pourvu qu'ils soient excellents; autrement, un morceau de jambon d'Estramadure suffira. Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencèrent à becqueter; et tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche.

Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l'amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les marques qu'il attendait de sa reconnaissance : la dame a refusé de contenter ses désirs; mais elle l'a flatté de quelque espérance, en lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'était pas dans un cabaret qu'elle voulait reconnaître le plaisir qu'il lui avait fait : puis entendant sonner une heure après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne : Ah! ma chère Jacinthe, que nous sommes malheureuses! Nous ne trouverons plus de place pour voir les taureaux. Pardonnez-moi, a répondu Jacinthe; ce cavalier n'a qu'à nous ramener où il nous a si poliment abordées, et ne vous mettez pas en peine du reste.

Avant que de sortir de la taverne il a fallu compter avec l'hôte, qui a fait monter la dépense à cinquante réales. Le bourgeois a mis la main à la bourse; mais n'y trouvant que trente réales, il a été obligé de laisser en gage, pour le reste, son rosaire chargé de médailles d'argent ; ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et les a placées commodément sur un échafaud, dont le maître, qui est de sa connaissance, lui a fait crédit.

« AnteriorContinuar »