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pas ici, dit le démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout-à-l'heure dans' un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine. Cela n'est pas nécessaire, répliqua don Cleophas; je m'en tiens à celle-ci. Vous avez raison, reprit le boiteux; ce sont presque toutes des filles de distinction: vous jugez bien, à la propreté de leur linge, qu'elles ne sauraient être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leurs folies.

Dans la première loge est la femme d'un corrégidor, à qui la rage d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit; dans la seconde, demeure l'épouse du trésorier général du conseil des Indes: elle est devenue folle, de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse, pour laisser passer celui de la duchesse de Medina-Coeli; dans la troisième, fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande, qui a perdu le jugement, de regret d'avoir manqué un grand seigneur qu'elle espérait épouser; et la quatrième est occupée par une fille de qualité nommée dona Beatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur.

Cette dame avait une amie qu'on appelait

dona Mencia: elles se voyaient tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientôt rivales. Elles se disputèrent vivement son cœur, qui pencha du côté de dona Mencia; de sorte que celleci devint femme du chevalier.

Dona Beatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit mortel de n'avoir pas eu la préférence; et elle nourrissait en bonne Espagnole, au fond de son cœur, un violent désir de se venger, lorsqu'elle reçut un billet de don Jacinthe de Romarate, autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'étant aussi mortifié qu'elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevée.

Cette lettre fut très-agréable à Beatrix, qui ne voulant que la mort du pécheur, souhaitait seulement que don Jacinthe ôtât la vie à son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si chrétienne satisfaction, il arriva que son frère, ayant eu par hasard un différend avec ce même don Jacinthe, en vint aux prises avec lui, et fut percé de deux coups d'épée, desquels il mourut. Il était du devoir de don

Beatrix de poursuivre en justice le meurtrier de son frère; cependant elle négligea cette poursuite, pour donner le temps à don Jacinthe d'attaquer le chevalier de Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si cher intérêt que celui de leur beauté. C'est ainsi qu'en use Pallas, lorsqu'Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure même le Grec sacrilège qui vient de profaner son temple; elle veut auparavant qu'il contribue à la venger du jugement de Paris. Mais hélas ! dona Beatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goûté le plaisir de la vengeance. Romarate a péri en se battant contre le chevalier; et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure impunie a troublé sa raison.

Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat et une vieille marquise : la premiere, par sa mauvaise humeur, désolait son petit-fils, qui l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser : l'autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté; au lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la tête lui tourna.

Tant mieux pour cette marquise, dit Lean

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dro; dans le dérangement où est son esprit, elle n'aperçoit peut-être plus le changement que le temps a fait en elle. Non, assurément, répondit le Diable: bien loin de remarquer présent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraît un mélange de lis et de roses; elle voit autour d'elle les grâces et les amours " en un mot elle croit être la déesse Vénus. Hé bien, répliqua l'écolier, n'est-elle pas plus heureuse d'être folle, que de se voir telle qu u'elle est? Sans doute, répartit Asmodée. Oh çà, il ne nous reste plus qu'une dame à observer; c'est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil vient d'accabler, après trois jours et trois nuits d'agitation; c'est dona Emerenciana : examinez-la bien; qu'en dites-vous ? Je la trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une si charmante personne soit insensée! Par quel accident est-elle réduite en cet état ? Écoutez-moi avec attention, répartit le boiteux; vous allez entendre l'histoire de son infortune.

Dona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait tranquille à Siguença, dans la maison de son père, lorsque don Kimen de Lizana vint troubler son repos par les galanteries qu'il mit en usage pour lui plaire.

16*

Elle ne se contenta pas d'être sensible aux soins de ce cavalier, elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses qu'il employa pour lui parler, et bientôt elle lui donna sa foi en recevant la sienne.

Ces deux amants étaient d'une égale naissance; mais la dame pouvait passer pour un des meilleurs partis de l'Espagne, au lieu que don Kimen n'était qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle à leur union. Don Guillem haïssait la famille des Lizana, ce qu'il ne faisait que trop connaître par ses discours, quand on la mettait devant lui sur le tapis ; il semblait même avoir plus d'aversion pour don Kimen que pour le reste de sa race. Emerenciana, vivement affligée de voir son père dans cette disposition, en concevait pour son amour un triste présage; elle ne laissa pourtant pas, à bon compte, de s'abandonner à son penchant, et d'avoir des entretiens secrets avec Lizana, qui s'introduisait de temps en temps chez elle la nuit par le ministère d'une soubrette.

Il arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par hasard était éveillé lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu éloigné du sien, il n'en fallut pas davantage pour in

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