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une duègne impitoyable lui tient sans cesse des discours mortifiants, et ne la laisse pas un moment en repos. O ciel! dit Lizana, le cruel Stephani ne s'est donc pas contenté d'exercer sur moi sa barbarie : allons promptement délivrer cette dame infortunée de la tyrannie de sa gouvernante.

Là-dessus Julio mena le commandant et don Kimen, suivis de cinq ou six archers, à la chambre qui servait de prison à la fille de don Guillem : ils frappèrent à la porte, et la duègne vint ouvrir. Vous concevez bien le plaisir que Lizana se faisait de revoir sa maîtresse, après avoir désespéré de la posséder. Il sentait renaître son espérance, ou plutôt il ne pouvait douter de son bonheur, puisque la seule personne qui était en droit de s'y opposer ne vivait plus. Dès qu'il aperçut Emerenciana, il courut se jeter à ses pieds: mais qui pourrait assez exprimer la douleur dont il fut saisi, lorsqu'au lieu de trouver une amante disposée à répondre à ses transports, il ne vit qu'une dame hors de son bon sens ? En effet, elle avait été tant tourmentée par la duègne, qu'elle en était devenue folle. Elle demeura quelque temps rêveuse; puis s'imaginant tout à coup être la belle Angélique assiégée par les Tartares dans la forte

resse d'Albraque, elle regarda tous les hommes qui étaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient à son secours. Elle prit le chef de la sainte confrairie pour Rolland, Lizana pour Brandimar, Julio pour Hubert du Lion, et les archers pour Antifort, Clarion, Adrien, et les deux fils du marquis Olivier. Elle les reçut avec beaucoup de politesse, et leur dit: Braves chevaliers, je ne crains plus à l'heure qu'il est l'empereur Agrican, ni la reine Marphise, votre valeur est capable de me défendre contre tous les guerriers de l'univers.

A ce discours extravagant, l'officier et ses archers ne purent s'empêcher de rire. Il n'en fut pas de même de don Kimen: vivement affligé de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de lui, il pensa perdre à son tour le jugement. Il ne laissa pas toutefois de se flatter qu'elle reprendrait l'usage de sa raison; et dans cette espérance: Ma chère Emerenciana, lui dit-il tendrement, reconnaissez Lizana: rappelez votre esprit égaré; apprenez que nos malheurs sont finis. Le ciel ne veut pas que deux cœurs qu'il a joints soient séparés; et le père inhumain qui nous a si maltraités ne peut plus nous être contraire.

La réponse que fit à ces paroles la fille du

roi Galafron fut encore un discours adressé aux vaillants défenseurs d'Albraque, qui pour le coup n'en rirent point. Le commandant même, quoique très-peu pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion, et dit à don Kimen,' qu'il voyait accablé de douleur: Seigneur cavalier, ne désespérez point de la guérison de votre dame ; vous avez à Siguença des docteurs en médecine qui pourront en venir à bout par leurs remèdes : mais ne nous arrêtons pas ici plus longtemps. Vous, seigneur Hubert du Lion, ajouta-t-il en parlant à Julio; vous qui savez où sont les écuries de ce château, menez-y avec vous Antifort et les deux fils du marquis Olivier : choisissez les meilleurs coursiers et les mettez au char de la princesse; je vais pendant ce temps-là dresser mon procèsverbal.

En disant cela il tira de ses poches une écritoire et du papier; et après avoir écrit tout ce qu'il voulut, il présenta la main à Angélique pour l'aider à descendre dans la cour, où, par les soins des paladins, il se trouva un carosse à quatre mules prêt à partir. Il monta dedans avec la dame et don Kimen, et il y fit entrer aussi la duègne, dont il jugea que le corrégidor serait bien aise d'avoir la déposition. Ce

n'est pas tout; par ordre du chef de la brigade on chargea de chaînes Julio, et on le mit dans un autre carrosse, auprès du corps de don Guillem. Les archers remontèrent ensuite sur leurs chevaux ; après quoi ils prirent tous ensemble la route de Siguença.

La fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans colère envisager la duègne. C'est vous, cruelle vieille, lui disait-il, c'est vous qui, par vos persécutions, avez poussé à bout Emerenciana et troublé son esprit. La gouvernante se justi→ fiait d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au défunt. C'est au seul don Guillem, répondait-elle, qu'il faut imputer ce malheur : ce père trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des menaces qui l'ont fait enfin de

venir folle.

En arrivant à Siguença, le commandant alla rendre compte de sa commission au corregidor, qui sur-le-champ interrogea Julio et la duègne, et les envoya dans les prisons de cette ville, où ils sont encore. Ce juge reçut aussi la déposition de Lizana, qui prit ensuite congé de lui pour se retirer chez son père, où il fit succéder la joie à la tristesse et à l'inquiétude. Pour

dona Emerenciana, le corrégidor eut soin de la faire conduire à Madrid, où elle avait un oncle du côté maternel. Ce bon parent, qui ne demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa nièce, fut nommé son tuteur. Comme il ne pouvait honnêtement se dispenser de paraître avoir envie qu'elle guérît, il eut recours aux plus fameux médecins : mais il n'eut pas sujet de s'en repentir, car après y avoir perdu leur latin, ils déclarèrent le mal incurable. Sur cette décision, le tuteur n'a pas manqué de faire enfermer ici la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses jours.

La triste destinée! s'écria don Cleophas; j'en suis véritablement touché : dona Emerenciana méritait d'être plus heureuse. Et don Kimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu ? je suis curieux de savoir quel parti il a pris. Un fort raisonnable, répartit Asmodée : quand il a vu

que

le mal était sans remède, il est allé dans la nouvelle Espagne : il espère qu'en voyageant il perdra peu à peu le souvenir d'une dame que sa raison et son répos veulent qu'il oublie.... Mais, poursuivit le Diable, après vous avoir montré les fous qui sont enfermés, il faut que je vous en fasse voir qui mériteraient de l'être.

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