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leurs grands noms. On lui a demandé si elle ne voulait rien laisser à un certain homme qui lui a rendu des services considérables. Hélas ! non, a-t-elle répondu d'un air triste, et j'en suis fàchée : je ne suis point assez ingrate pour refuser d'avouer que je lui ai beaucoup d'obligation; mais il est roturier, son nom déshonorerait mon testament.

Seigneur Asmodée, interrompit Leandro, apprenez-moi, de grâce, si ce vieillard que je vois occupé à lire dans un cabinet ne serait point par hasard un homme à mériter d'être ici. Il le mériterait sans doute, répondit le démon : ce personnage est un vieux licencié qui lit unc épreuve d'un livre qu'il a sous la presse. C'est apparemment quelque ouvrage de morale ou de théologie? dit don Cleophas. Non, répartit le boiteux, ce sont des poésies gaillardes qu'il a composées dans sa jeunesse. Au lieu de les brûler, ou du moins de les laisser périr avec lui, il les fait imprimer de son vivant, de peur qu'après sa mort ses héritiers ne soient tentés de les mettre au jour, et que, par respect pour son caractère, ils n'en ôtent tout le sel et l'agré

ment.

J'aurais tort d'oublier une petite femme qui demeure chez ce licencié: elle est si persuadée

qu'elle plait aux hommes, qu'elle met tous ceux qui lui parlent au nombre de ses amants.

Mais venons à un riche chanoine que je vois à deux pas de là; il a une folie fort singulière : s'il vit frugalement, ce n'est ni par mortification, ni par sobriété ; s'il se passe d'équipage, ce n'est point par avarice. Hé! pourquoi donc ménage-t-il son revenu? C'est pour amasser de l'argent. Qu'en veut-il faire? des aumônes? Non: il achète des tableaux, des meubles précieux, des bijoux. Et vous croyez que c'est pour en jouir pendant sa vie? vous vous trompez; c'est uniquement pour en parer son inventaire.

Ce que vous dites est outré, interrompit Zambullo: y a-t-il au monde un homme de ce caractère-là? Oui, vous dis-je, reprit le Diable, il a cette manie : il se fait un plaisir de penser qu'on admirera son inventaire. A-t-il acheté, par exemple, un beau bureau ? il le fait empaqueter proprement, et serrer dans un gardemeuble, afin qu'il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront les marchander après

sa mort.

Passons à un de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou: c'est un vieux garçon venu depuis peu des îles Philippines à Madrid, avec

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une riche succession que son père, qui était auditeur de l'audience de Madrid, lui a laissée. Sa conduite est assez extraordinaire : on le voit toute la journée dans les antichambres du roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui brigue quelque charge importante; il n'en souhaite aucune, et ne demande rien. Hé quoi ! me direz-vous, il n'irait dans cet endroit-là simplement que pour faire sa cour? Encore moins, il ne parle jamais au ministre ; il n'en est pas même connu, et ne se soucie nullement de l'être. Quel est donc son but? Le voici : il voudrait persuader qu'il a du crédit.

Le plaisant original! s'écria l'écolier en éclatant de rire; c'est se donner bien de la peine pour peu de chose; vous avez raison de le mettre au rang des fous à enfermer. Oh! reprit Asmodée, je vais vous en montrer beaucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de croire plus sensés. Considérez dans cette grande maison, où vous apercevez tant de bougies allumées, trois hommes et deux femmes autour d'une table: ils ont soupé ensemble, et jouent présentement aux cartes, pour achever de passer la nuit; après quoi ils se sépareront. Telle est la vie que mènent ces dames et ces cavaliers :

ils s'assemblent régulièrement tous les soirs , et se quittent au lever de l'aurore, pour aller dormir jusqu'à ce que les ténèbres reviennent chasser le jour. Ils ont renoncé à la vue du soleil et des beautés de la nature. Ne diraiton pas, à les voir ainsi environnés de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu'on leur rende les derniers devoirs? Il n'est pas besoin d'enfermer ces fous-là, dit don Cleophas; ils le sont déjà.

Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que j'aime, et qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujet pétri d'une pâte de ma façon : c'est un vieux bachelier qui idolâtre le beau sexe. Vous ne sauriez lui parler d'une jolie dame, sans remarquer qu'il vous écoute avec un extrême plaisir : si vous lui dites qu'elle a une petite bouche, des lèvres vermeilles, des dents d'ivoire, un teint d'albâtre; en un mot, si vous la lui peignez en détail, il soupire à chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des élans de volupté. Il y a deux jours, qu'en passant dans la rue d'Alcala devant la boutique d'un cordonnier de femme, il s'arrêta tout court pour regarder une petite pantoufle qu'il y aperçut. Après l'avoir considérée avec plus d'attention qu'elle n'en méritait, il dit d'un air

pámé à un cavalier qui l'accompagnait : Ah! mon ami, voilà une pantoufle qui m'enchante l'imagination! Que le pied pour lequel on l'a faite doit être mignon ! Je prends trop de plaistr à la voir; éloignons-nous promptement, il y a du péril à passer par ici.

Il faut marquer de noir ce bachelier-là, dit Leandro Perez. C'est juger sainement de lui, reprit le Diable, et l'on ne doit pas non plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur, qui, parce qu'il a un équipage, rougit de honte quand il est obligé de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licencié de ses parents, qui possède une dignité d'un grand revenu dans une église de Madrid, et qui va presque toujours en carrosse de louage pour en ménager deux fort propres et quatre belles mules qu'il a chez lui.

Je découvre, dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier, un homme à qui l'on ne peut, sans injustice, refuser une place parmi les fous. C'est un cavalier de 60 ans qui fait l'amour à une jeune femme il la voit tous les jours, et croit lui plaire en l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours, il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir autrefois été aimable.

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