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Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous; un comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d'Espagne. Ce vieux seigneur est dans son quatorzième lustre; il a brillé dans ses belles années à la cour de son roi : tout le monde y admirait jadis sa taille, son air galant, et l'on était surtout charmé du goût qu'il y avait dans la manière dont il s'habillait. Il a conservé tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dépit de la mode qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les mêmes grâces qu'on lui trouvait dans sa jeu

nesse.

Il n'y a point à hésiter, dit don Cleophas, plaçons ce seigneur français parmi les personnes qui sont dignes d'être pensionnaires dans la casa de los locos. J'y retiens une loge, reprit le démon, pour une dame qui demeure dans un grenier à côté de l'hôtel du comte : c'est une vieille veuve qui, par un excès de tendresse pour ses enfants, a eu la bonté de leur faire une donation de tous ses biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants sont obligés de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand soin de ne lui pas payer.

J'y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne famille, lequel n'a pas plutôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d'espèces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier à un valet-de-chambre qui la recherchait. Tu as donc d'autre argent, lui dit-il; car où diable est le valet-de-chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles? Hé! mais, répondit-elle, j'ai encore outre cela deux cents ducats. Deux cents ducats! répliqua-t-il avec émotion, malepeste! Tu n'a qu'à me les donner à moi, je t'épouse, et nous voilà quitte à quitte. Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme.

Retenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de souper en ville, et qui rentrent dans cet hôtel à main droite, où elles font leur résidence. L'un est un comte, qui se pique d'aimer les belles-lettres; l'autre est son frère le licencié; et le troisième, un bel esprit attaché à eux. Ils ne se quittent presque point : ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a soin que de se louer; son frère le loue et se loue aussi lui-même; mais le bel esprit est

chargé de trois soins, de les louer tous deux, et de mêler ses louanges avec les leurs.

Encore deux places, l'une pour un vieux bourgeois fleuriste qui, n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une jardinière, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans son jardin ; l'autre, pour un histrion qui, plaignant les désagréments atta— chés à la vie comique, disait l'autre jour à quelques-uns de ses camarades : Ma foi, mes amis, je suis bien dégoûté de la profession; oui, j'aimerais mieux n'être qu'un petit gentilhomme de campagne de mille ducats de rente.

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De quelque côté que je tourne la vue, tinua l'esprit, je ne découvre que des cerveaux malades. J'aperçois un chevalier de Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets avec la fille d'un grand, qu'il se croit de niveau avec les premières personnes de la cour. Il ressemble à Villius, qui s'imaginait être gendre de Sylla, parce qu'il était bien avec la fille de ce dictateur : cette comparaison est d'autant plus juste, que ce chevalier comme le Romain, un Longarenus, c'est-à-dire un rival de néant, qui est encore plus favorisé que lui.

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On dirait que les mêmes hommes renaissent

de temps en temps sous de nouveaux traits. Je reconnais, dans ce commis de ministre, Bollanus, qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visière à tous ceux dont l'abord lui était désagréable. Je revois, dans ce vieux président, Fufidius, qui prêtait son argent à cinq pour cent par mois; et Marsœcus, qui donna sa maison paternelle à la comédienne Origot, revit dans ce garçon de famille qui mange avec une femme de théâtre une maison de campagne qu'il a près de l'Escurial.

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Asmodée allait poursuivre; mais comme il entendit tout à coup accorder des instruments de musique, il s'arrêta, et dit à don Cleophas: Il y a au bout de cette rue des musiciens qui vont donner une sérénade à la fille d'un alcade de corte si vous voulez voir cette fête de près, vous n'avez qu'à parler. J'aime fort ces sortes de concerts, répondit Zambullo; approchonsnous de ces symphonistes, peut-être y a-t-il des voix parmi eux. Il n'eut pas achevé ces mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcade.

Les joueurs d'instruments jouèrent d'abord quelques airs italiens; après quoi, deux chanteurs chantèrent alternativement les couplets suivants :

Si de tu hermosura quieres
Una copia con mil gracias,
Escucha, porque pretendo
El pintarla.

Es tu frente tota nieve
Y el alabastro, batallas
Offreciò al Amor, haziendo
En ella vaya.

Amor labrò de tus cejas
Dos arcos para su aljava;
Y debaxo ha descubietto
Quien le mata.

Eres duena de el lugar.
Vandolera de las almas,
Iman de los alvedrios,
Linda alhaja.

Un rasgo de tu hermosura
Quisiera yo retratarla.

Que es estrella, es cielo, es sol;
No es sino el alva.

Si vous voulez une copie de vos grâces et de votre beauté, écoutez-moi, car je prétends en faire le por→ trait.

Votre visage, tout de neige et d'albâtre, a fait des défis à l'Amour, qui se moquait de lui.

L'Amour a fait de vos sourcils deux arcs pour son carquois; mais il a découvert le dessous qui le tue.

Vous êtes souveraine de ce séjour, la voleuse des cœurs, l'aimant des désirs, un joli bijou.

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