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quoiqu'il fût encore incertain s'il épouserait Léonor, ou s'il ne l'épouserait point, il ne laissa pas de se déterminer à l'aller trouver la nuit prochaine, et il chargea son valet-de-chambre d'en avertir la dame Marcelle.

Don Luis, de son côté, passa la journée à songer au rétablissement de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante. Recourir aux lois civiles, c'était rendre son déshonneur public, outre qu'il craignait avec grande raison que la justice ne fût d'une part et les juges de l'autre : il n'osait pas non plus aller se jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein de marier Belflor, il avait peur de faire une démarche inutile; il ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut à ce parti qu'il s'arrêta.

Dans la chaleur de son ressentiment, il fut tenté de faire un appel au comte; mais venant à considérer qu'il était trop vieux et trop faible pour oser se fier à son bras, il aima mieux s'en remettre à son fils, dont il jugea les coups plus sûrs que les siens. Il envoya donc un de ses domestiques à Alcala, avec une lettre par laquelle il mandait à son fils de venir incessamment à Madrid venger une offense faite à la famille des Cespèdes.

Ce fils, nommé don Pedre, est un cavalier de dix-huit ans, parfaitement bien fait, et si brave, qu'il passe dans la ville d'Alcala pour le plus redoutable écolier de l'université; mais vous le connaissez, ajouta le Diable, et il n'est pas besoin que je m'étende sur cela. Il est vrai, dit don Cleophas, qu'il a toute la valeur et tout le mérite que l'on puisse avoir.

Ce jeune homme, reprit Asmodée, n'était point alors à Alcala, comme son père se l'imaginait. Le désir de revoir une dame qu'il aimait l'avait amené à Madrid. La dernière fois qu'il y était venu voir sa famille, il avait fait cette conquête au Prado. Il n'en savait pas encore le nom; on avait exigé de lui qu'il ne ferait aucune démarche pour s'en informer, et il s'était soumis, quoique avec beaucoup de peine, à cette cruelle nécessité. C'était une fille de condition qui avait pris de l'amitié pour lui, et qui, croyant devoir se défier de la discrétion et de la continence d'un écolier, jugeait à propos de le bien éprouver avant de se faire connaître.

Il était plus occupé de son inconnue que de la philosophie d'Aristote; et le peu de chemin qu'il y a d'ici à Alcala était cause qu'il faisait souvent comme vous l'école buissonnière, avec

cette différence que c'était

t pour un objet qui le méritait mieux que votre dona Thomasa. Pour dérober la connaissance de ses amoureux voyages à don Luis son père, il avait coutume de loger dans une auberge à l'extrémité de la ville, où il avait soin de se tenir caché sous un nom emprunté. Il n'en sortait que le matin à certaine heure, qu'il lui fallait aller à une maison où la dame qui lui faisait si mal faire ses études avait la bonté de se rendre, accompagnée d'une femme-de-chambre. Il demeurait donc enfermé dans son auberge pendant le reste du jour; mais en récompense, dès que la nuit était venue, il se promenait partout dans la ville.

Il arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue détournée, il entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son attention. Il s'arrêta pour les écouter; c'était une sérénade. Le cavalier qui la donnait était ivre, et naturellement brutal. Il n'eut

pas sitôt aperçu notre écolier, qu'il vint à lui avec précipitation, et sans autre compliment: Ami, lui dit-il d'un ton brusque, passez votre chemin; les gens curieux sont ici fort mal reçus. Je pourrais me retirer, répondit don Pedre, choqué de ces paroles, si vous m'en aviez prié de meilleure

grâce; mais je veux demeurer pour vous ap→ prendre à parler. Voyons donc, reprit le maître du concert en tirant son épée, qui de nous deux cédera la place à l'autre.

Don Pedre mit aussi l'épée à la main, et ils commencèrent à se battre. Quoique le maître de la sérénade s'en acquittât avec assez d'adresse, il ne put parer un coup mortel qui lui fut porté, et il tomba sur le carreau. Tous les acteurs du concert, qui avaient déjà quitté leurs instruments et tiré leurs épées pour accourir à son secours, s'avancèrent pour le venger. Ils attaquèrent tous ensemble don Pedre, qui, dans cette occasion, montra ce qu'il savait faire. Outre qu'il parait avec une agilité surprenante toutes les bottes qu'on lui portait, il en poussait de furieuses, et occupait à la fois tous ses ennemis.

Cependant ils étaient si opiniâtres et en si grand nombre, que, tout habile escrimeur qu'il était, il n'aurait pu éviter sa perte, si le comte de Belflor, qui passait alors par cette rue, n'eût pris sa défense. Le comte avait du cœur et beaucoup de générosité. Il ne put voir tant de gens armés contre un seul homme sans s'intéresser pour lui. Il tira son épée, et courant se ranger auprès de don Pedre, il poussa si vive

ment avec lui les acteurs de la sérénade, qu'ils s'enfuirent tous, les uns blessés, et les autres de peur de l'être.

Après leur retraite, l'écolier voulut remercier le comte du secours qu'il en avait reçu ; mais Belflor l'interrompit : Laissons là ces discours, lui dit-il, n'êtes-vous point blessé ? Non, répondit don Pèdre. Eloignons-nous d'ici, reprit le comte : je vois que vous avez tué un homme; il est dangereux de vous arrêter plus long-temps dans cette rue; la justice pourrait vous y surprendre. Ils marchèrent aussitôt à grands pas, gagnèrent une autre rue, et quand ils furent loin de celle où s'était donné le combat, ils s'arrêtèrent.

Don Pedre, poussé par les mouvements d'une juste reconnaissance, pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier à qui il avait tant d'obligation. Belflor ne lui fit aucune difficulté de le lui apprendre, et il lui demanda aussi le sien; mais l'écolier, ne voulant pas se faire connaître, répondit qu'il s'appelait don Juan de Maros, et l'assura qu'il se souviendrait éternellement de ce qu'il avait fait pour lui.

Je veux, lui dit le comte, vous offrir dès cette nuit une occasion de vous acquitter en

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