LE DIABLE BOITEUX PAR LESAGE. NOUVELLE ÉDITION. TOME PREMIER. PARIS CHEX A. POUGIN, LIBRAIRE. CHEZ JOSEPH BAER, LIBRAIRE, NOTICE SUR LE SAGE. Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. Le roman de caractère, qui se rapproche beaucoup de la comédie, a été porté en France à un haut degré de perfection; c'est à LE SAGE qu'on en doit l'introduction dans notre littérature; et l'immortel auteur de Gil Blas n'eût-il que ce titre à notre reconnaissance, cela aurait dû suffire pour que la plupart des biographes français ne gardassent pas à son égard un honteux silence (*). Alain-René LE SAGE naquit à Sarzeau, capitale de l'île Rhuis (Bretagne) en 1668. Ainsi, il appartient aux dernières années de ce beau siècle, qui semblait être destiné à donner à la France tous les genres de gloire et d'illustration. Il fut privé de bonne heure de ses parents, qui lui laissèrent une fortune assez considérable, et dont il ne jouit par longtemps, parce qu'elle fut très-mal administrée par les personnes auxquelles on confia son enfance. A vingt ans, il lui restait à peine les moyens d'exister. Il sentit dès ce moment le besoin de réparer les torts de la fortune par un travail assidu; et, après avoir produit dans la pro (") Voltaire même, si bien fait pour apprécier le mérite d'un homme tel que LB SAGE, en parle fort légèrement dans le catalogue des écrivains français qui se trouve en tête de son siècle de Louis XIV; tandis qu'il rappelle dans ce catalogue, et avec beaucoup de détails, des noms qui n'auraient jamais dû sortir de l'oubli dont il les a tirés. vince quelques essais qui ne réussirent point, il vint s'établir à Paris. Le goût de la littérature espagnole commençait à se perdre: LE Sace pensa à le ranimer, en puisant dans une mine véritablement féconde, qui avait fourni au grand Corneille le sujet de l'un de ses plus beaux ouvrages, et que Scarron et plusieurs autres écrivains avaient exploitée avec quelque succès. En homme de génie, il sut faire emploi de toutes les richesses que lui présentait l'imagination des auteurs espagnols: mais l'imitation qu'il en fit put être considérée comme une véritable création, parce qu'il en rejeta tout ce qui était de mauvais goût, tout ce qui s'éloignait de la vraisemblance, et que, prenant pour guides la nature et la vérité, il sut mieux que personne mettre en pratique ce précepte d'Horace, utile dulci, en amusant ses lecteurs et en les instruisant. Dans tous les temps, le théâtre a été la première ressource des jeunes gens qui débutaient dans la carrière des lettres. Une comédie, même médiocre, fait plus connaître d'abord celui qui en est l'auteur, et lui procuré souvent beaucoup plus d'avantages que tout autre écrit, quelque bon qu'il soit. LE SAGE commença par faire des comédies, dont il prit les sujets dans le théâtre espagnol: elles eurent peu de succès. On y remarqua cependant beaucoup d'esprit, des scènes bien tracées; et il leur dût d'être attaché à l'entreprise du théâtre de la Foire, qui depuis devint célèbre sous le titre d'Opéra-Comique. Ce genre de spectacle était sans doute bien au dessous du talent de LE SAGE; mais il lui procurait l'existence, et le mettait dans la situation de s'occuper d'autres travaux. Le premier ouvrage important qu'il mit au jour fut le Diable Boiteux; dont la littérature espagnole lui fournit l'idée principale. C'était la première fois qu'on voyait paraître en France un roman de ce genre, et il fit époque. Jusqu'alors les romanciers n'avaient su qu'accumuler dans leurs faibles productions, des faits tragiques amenés sans nulle vraisemblance, des incidents merveilleux, tels que les temps fabuleux en fourniraient à peine de semblables. Le langage qu'ils avaient prêté à l'amour était celui d'une galanterie surannée, emphatique, dont Mlle Scudéri avait donné le modèle. Enfin, pour comble de ridicule, ces romans, comme l'a très-bien dit l'auteur de la Henriade, étaient de l'imagination en prose. Une seule femme, Madame de La Fayette, avait su vivement intéresser dans sa princesse de Clèves, parce qu'elle s'était davantage rapprochée de la nature; mais ce n'était point encore là le véritable roman, le roman tel que LE SAGE et PREVOST nous l'ont montré depuis. On doit juger d'après cela de l'impression que le Diable Boiteux fit sur le public. On y trouva, dans un cadre très-ingénieux, une peinture fidèle, naïve, de la société; des portraits, des caractères tracés avec autant de vérité que de talent; un fonds inépuisable d'esprit, de gaîté; un style simple, rapide, et dont la magie est telle qu'on croit converser avec chacun des personnages que l'auteur introduit sur la scène. |