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Vous avez pris soudain le crime entre nous deux.
Certes, si vous voulez passer pour véritable 1,
Que l'une de nous deux de sa mort soit coupable,
Je veux bien par respect ne vous imputer rien ;
Mais votre bras au crime est plus fait que le mien;
Et qui sur un époux fit son apprentissage
A bien pu sur un fils achever son ouvrage.
Je ne dénierai point, puisque vous les savez,
De justes sentiments dans mon âme élevés :
Vous demandiez mon sang, j'ai demandé le vôtre :
Le roi sait quels motifs ont poussé l'une et l'autre ;
Comme par sa prudence il a tout adouci,

Il vous connaît peut-être, et me connaît aussi.
(A Antiochus.)

Seigneur, c'est un moyen de vous être bien chère
Que pour don nuptial vous immoler un frère :
On fait plus, on m'impute un coup si plein d'horreur,
Pour me faire un passage à vous percer le cœur 2.
(A Cléopâtre.)

Où fuirais-je de vous après tant de furie,
Madame? et que ferait toute votre Syrie,
Où, seule et sans appui contre mes attentats,
Je verrais...? Mais, seigneur, vous ne m'écoutez pas

ANTIOCHUS.

Non, je n'écoute rien, et dans la mort d'un frère
Je ne veux point juger entre vous et ma mère :
Assassinez un fils, massacrez un époux,
Je ne veux me garder ni d'elle ni de vous.
Suivons aveuglément ma triste destinée :
Pour m'exposer à tout, achevons l'hyménée.
Cher frère, c'est pour moi le chemin du trépas:
La main qui t'a percé ne m'épargnera pas;
Je cherche à te rejoindre, et non à m'en défendre,
Et lui veux bien donner tout lieu de me surprendre :
Heureux si sa fureur, qui me prive de toi,

Se fait bientôt connaître en achevant sur moi,
Et si du ciel, trop lent à la réduire en poudre,

Son crime redoublé peut arracher la foudre !

1. Passer est pris ici activement, avec le sens de faire passer, comme dans Nicomède (Ill, vin) :

Nous ne sommes qu'un sang, et ce sang dans mon cœur

A peine à le passer pour calomniateur.

2. C'est-à-dire on prétend que je n'ai tué votre frère que pour arriver à vous tuer vous-même.

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Ah! gardez-vous de l'une et l'autre main ! Cette coupe est suspecte, elle vient de la reine; Craignez de toutes deux quelque secrète haine. CLÉOPATRE.

Qui m'épargnait tantôt ose enfin m'accuser !

RODOGUNE.

De toutes deux, Madame, il doit tout refuser.
Je n'accuse personne, et vous tiens innocente;
Mais il en faut sur l'heure une preuve évidente :
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois.
On ne peut craindre trop pour le salut des rois.
Donnez donc cette preuve, et, pour toute réplique,
Faites faire un essai 1 par quelque domestique.
CLÉOPATRE, prenant la coupe.
Je le ferai moi-même. Eh bien ! redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux ?
J'ai souffert cet outrage avecque patience.

1

ANTIOCHUS, prenant la coupe des mains de Cléopâtre, après
qu'elle a bu.

Pardonnez-lui, Madame 2, un peu de défiance;
Comme vous l'accusez, elle fait son effort
A rejeter sur vous l'horreur de cette mort;
Et, soit amour pour moi, soit adresse pour elle,
Ce soin la fait paraître un peu moins criminelle.
Pour moi, qui ne vois rien, dans le trouble où je suis,
Qu'un gouffre de malheurs, qu'un abîme d'ennuis,
Attendant qu'en plein jour ces vérités paraissent,
J'en laisse la vengeance aux dieux qui les connaissent,
Et vais sans plus tarder....

RODOGUNE.

Seigneur, voyez ses yeux

Déjà tout égarés, troubles et furieux,

1. Il était d'usage de faire essayer par quelque esclave le breuvage destiné à un prince. Saint-Simon donne même le nom d'essai à la coupe à l'aide de laquelle se faisait cette épreuve. Ce détail, que quelques critiques ont reproché à Corneille, est donc bien en situation.

2. C'est à Cléopâtre qu'il s'adresse.

Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s'enfle. Ah! bons Dieux ! quelle rage!
Pour vous perdre après elle elle a voulu périr.

ANTIOCHUS, rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre.
N'importe elle est ma mère, il faut la secourir 1.
CLÉOPATRE.

Va, tu me veux en vain rappeler à la vie;
Ma haine est trop fidèle, et m'a trop bien servie :
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi;
C'est le seul déplaisir qu'en mourant je reçoi 2:
Mais j'ai cette douceur dedans cette disgrâce
De ne voir point régner ma rivale en ma place 3.
Règne de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t'ai défait d'un père, et d'un frère, et de moi :
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes!
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu'horreur, que jalousie et que confusion!

Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,

1. Ce dénouement sera celui de la Belle au bois dormant de Perrault. La reine, belle-mère de la princesse, en l'absence du roi, son fils, a voulu manger la jeune femme et ses deux enfants; son maître d'hôtel les a sauvés, en servant à l'ogresse d'autres mets; elle découvre un jour la ruse : « Furieuse d'avoir été trompée, elle commanda, dès le lendemain au matin, avec une voix épouvantable qui faisait trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de crapauds, de vipères, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la reine et ses enfants, le maître-d'hôtel,

sa femme et sa servante: elle avait donné ordre de les amener les mains liées derrière le dos. Ils étaient là, et les bourreaux se préparaient à les jeter dans la cuve, lorsque le roi, qu'on n'attendait pas si tot, entra dans la cour, à cheval; il était venu en poste, et demanda tout étonné ce que voulait dire cet horrible spectacle. Personne n'osait l'en instruire, quand l'ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre. Le roi ne laissa pas d'en être fâché: elle était sa mère; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants. >>

2. Voir une note de notre extrait du Menteur.

3. Entre ce vers et le suivant, les premières éditions portaient huit vers, que Voici :

Je n'aimais que le trône, et de son droit douteux
J'espérais faire un don fatal à tous les deux,
Détruire l'un par l'autre et régner en Syrie
Plutôt par vos fureurs que par ma barbarie.
Ton frère, avecque toi trop fortement uni,
Ne m'a point écoutée, et je l'en ai puni.

J'ai cru par ce poison en faire autant du reste;
Mais sa force trop prompte à moi seule est funeste.

Corneille supprima ces vers avec grande raison. Une femme empoisonnée et mourante n'a pas le temps d'entrer dans ces détails; et une femme aussi forcenée que Cléopâtre ne rend point compte ainsi à ses ennemis. Les comédiens de Paris ont rétabli ces vers pour avoir le mérite de réciter quelques vers que personne ne connaissait. La singularité les a plus déterminés que goût. Ils se donnent trop de licence de supprimer et d'allonger des morceaux qu'on doit laisser comme ils étaient. » (VOLTAIRE.)

le

Puisse naître de vous un fils qui me ressemble1!

ANTIOCHUS.

Ah! vivez pour changer cette haine en amour2.

CLÉOPATRE.

Je maudirais les dieux s'ils me rendaient le jour3.
Qu'on m'emporte d'ici : je me meurs! Laonice,
Si tu veux m'obliger par un dernier service,
Après les vains efforts de mes inimitiés,
Sauve-moi de l'affront de tomber à leurs pieds.
(Elle s'en va, et Laonice lui aide à marcher.)

(Rodogune, V, Iv, éd. Hémon, chez Delagrave.)

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Si ma naissance est basse, elle est du moins sans tache;
Puisque vous la savez, je veux bien qu'on la sache.
Sanche, fils d'un pêcheur et nom d'un imposteur,
De deux comtes jadis fut le libérateur;

Sanche, fils d'un pêcheur, mettait naguère en peine

1. Racine se souviendra de ce souhait dans son Athalie (V, vi) :

Voici ce qu'en mourant lui souhaite sa mère :
Que dis-je, souhaiter? je me flatte, j'espère
Qu'indocile à ton joug, fatigué de ta loi,
Fidèle au sang d'Achab, qu'il a reçu de moi,
Conforme à son aïeul, à son père semblable,
On verra de David l'héritier détestable
Abolir tes honneurs, profaner ton autel,
Et venger Athalie, Achab et Jézabel.

2. Antiochus, il faut en convenir, devient ici un peu fade.

3. « Un jour où mademoiselle Dumesnil avait mis dans les imprécations de Cléopâtre toute l'énergie dont elle était dévorée, le parterre tout entier, par un mouvement d'horreur aussi vif que spontané, recula devant elle (on était alors debout au parterre), de manière à laisser un grand espace vide entre ses premiers rangs et l'orchestre. Ce fut aussi à cette représentation, à l'instant où, prête à expirer dans les convulsions de la rage, Cléopâtre prononce ce vers terrible :

Je maudirais les dieux s'ils me rendaient le jour,

que mademoiselle Dumesnil se sentit frappée d'un grand coup de poing dans le dos par un vieux militaire placé sur le théâtre; il accompagna ce trait de délire, qui interrompit le spectacle et l'artiste, de ces mots énergiques : « Va, chienne, à tous les diables!» et, lorsque la tragédie fut finie, mademoiselle Dumesnil le remercia de son coup de poing comme de l'éloge le plus flatteur qu'elle eût jamais reçu. » (LEMAZURIER, Galerie des acteurs du Théâtre-Francais, t. II.)

4. La pièce se termine par d'insipides félicitations des courtisans à Antiochus. 5. Un inconnu, Carlos, est devenu par sa bravoure, un des plus grands personnages de l'Etat; la reine songe même à l'épouser, lorsqu'on apprend qu'il est fils d'un pêcheur.

Deux illustres rivaux sur le choix de leur reine 1;
Sanche, fils d'un pêcheur, tient encor en sa main
De quoi faire bientôt tout l'heur d'un souverain:
Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province,
Quoique fils d'un pêcheur, a passé pour un prince.
Voilà ce qu'a pu faire et qu'a fait à vos yeux
Un cœur que ravalait le nom de ses aïeux.
La gloire qui m'en reste après cette disgrâce
Éclate encore assez pour honorer ma race,
Et paraitra plus grande à qui comprendra bien
Qu'à l'exemple du ciel j'ai fait beaucoup de rien.
(Don Sanche d'Aragon, V, v.)

UN ÉLÈVE D'ANNIBAL

PRUSIAS, NICOMÈDE, FLAMINIUS 2.

FLAMINIUS.

Sur le point de partir, Rome, seigneur, me mande
Que je vous fasse encor pour elle une demande.
Elle a nourri vingt ans un prince votre fils3;
Et vous pouvez juger des soins qu'elle en a pris
Par les hautes vertus et les illustres marques
Qui font briller en lui le sang de vos monarques.
Surtout il est instruit en l'art de bien régner :
C'est à vous de le croire, et de le témoigner *.
Si vous faites état de cette nourriture 5,
Donnez ordre qu'il règne : elle vous en conjure,
Et vous offenseriez l'estime qu'elle en fait
Si vous le laissiez vivre et mourir en sujet.
Faites donc aujourd'hui que je lui puisse dire
Où vous lui destinez un souverain empire.

PRUSIAS.

Les soins qu'ont pris de lui le peuple et le sénat

1. La reine avait laissé à Carlos le soin de désigner celui des deux comtes qu'elle devait épouser.

2. Le faible Prusias, roi de Bithynie, qui craint toujours de se brouiller avec la république, vient cependant d'autoriser son fils, le belliqueux Nicomède, l'élève d'Annibal, et l'ennemi de Rome, à répondre en sa présence à l'ambassadeur romain Flaminius.

3. Attale, un fils du second lit de Prusias.

4. De le prouver.

5. Ce mot désignait autrefois la personne élevée, nourrie; il avait un sens analogue à celui de nourrisson, avec cette différence que nourrisson n'est pas du style noble :

Comme il est votre fills il est ma nourriture.

(TRISTAN, la Mort de Crispe, III, 1.)

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