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Des jolis quolibets et des propos bouffons
Préfère l'agrément à ses graves leçons1 :

Elle va ramasser dans les ruisseaux des halles 2
Les bons mots des courtauds 3, les pointes triviales
Dont au bout du Pont-Neuf, au son du tambourin,
Monté sur deux tréteaux, l'illustre Tabarin “,
Amusait autrefois et la nymphe et le gonze Б
De la cour de miracle et du cheval de bronze 7.
Voilà le véritable aimant des beaux esprits;
Voilà, Messieurs, aussi le chemin que j'ai pris.
Antoine et Cléopâtre à vos yeux vont paraître,

Non pas tels qu'ils étaient, mais comme ils devraient être ", Mais tels qu'il faut qu'ils soient pour captiver les cœurs, Par la main des fripiers vêtus en bateleurs1o;

Vous savez bien, Messieurs... Mais j'entends qu'on s'avance. Messieurs, un petit air avant que l'on commence.

(Ragotin 11, IV, 1.)

PARODIE D'UN SONGE TRAGIQUE 12

CLÉOPATRE, CHARMION.

CLÉOPATRE.

Nourrice, au nom des dieux, laisse là Cléopâtre;

1. Boileau disait dans son Art poétique (11, 113), faisant allusion aux épi grammes dont est remplie la Sylvie de Mairet:

La tragédie en fit ses plus chères délices.

2. Boileau dit encore dans son Art poétique (1, 84):

Le Parnasse parla le langage des halles.

La Fontaine se souvient ici d'un vers des Femmes Savantes (II, vii) :
De proverbes traînés dans les ruisseaux des halles.

3. Courtauds de boutique, commis marchands.

4. Célèbre saltimbanque, qui attira la foule à la place Dauphine de 1618 à 1634.

5. Terme d'argot, auquel les dictionnaires spéciaux donnent le même sens que les dictionnaires italiens au mot gonzo, c.-à-d. lourd, niais, maladroit. Francisque Michel lui donne le sens d'homme, qu'il a plutôt aujourd'hui, et qu'il avait dans ce vers de La Fontaine; par la nymphe et le gonze, le poète désigne les coquins de l'un et de l'autre sexe, dont les quartiers généraux étaient la cour des Miracles et le Pont-Neuf.

6. Lieu de réunion des gueux à Paris; beaucoup d'entre eux, que l'on avait vus tout le jour errer par la ville, infirmes et excitant la compassion, y revenaient le soir miraculeusement frais et gaillards.

7. On appelait courtisans du cheval de bronze les filous qui tenaient leurs assemblées près de la statue de Henri IV, sur le Pont-Neuf.

8. Ce qu'attire les beaux esprits.

9. « Celui-là (Corneille) peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci (Racine) les peint tels qu'ils sont. » (LA BRUYÈRE, des Ouvrages de l'esprit.) 10. Faiseurs de tours, bouffons.

11. Cette comédie, tirée du Roman comique de Scarron par La Fontaine et Champmeslé, fut représentée pour la première fois le 21 avril 1684.

12. Nous empruntons cette scène à une longue et curieuse parodie de la

Elle ne pense plus qu'à mourir.

CHARMION.

A mourir?

CLÉOPATRE.

De noirs pressentiments viennent m'en avertir.
J'ai songé cette nuit un songe épouvantable :
En tombant, mon miroir s'est cassé sur ma table;
Mon lacet s'est rompu, mon collier défilé ;
Antoine, étant venu chez moi, s'en est allé;

Je me suis mise au bain, l'eau paraissait bourbeuse;
Le ciel brillait d'éclairs, la mer était grondeuse ;
De funestes oiseaux frappaient l'air de leurs cris;
J'ai vu des loups-garous1, des hiboux, des esprits;
Octave s'est rendu maître d'Alexandrie;

Moi, pour me dérober à sa juste furie,

J'ai couru me cacher dans ces fameux tombeaux,
Où de feu mes aïeux sont les tristes lambeaux....
Tu me suivais partout, lorsque, las de combattre,
Antoine m'a crié : « Je me meurs, Cléopâtre!
Et vite à moi, je suis vilainement blessé;
D'un grand coup de canon 2 j'ai l'intestin percé;
A séparer nos cœurs le sort têtu s'acharne. »
J'ai mis, à ces grands cris, la tête à la lucarne 3;
Charmion, qu'ai-je vu? j'ai vu ce conquérant,
Ce héros, invalide, affreux, pâle, et mourant,
Ranimer à mes yeux ses forces languissantes,
Sangloter, et vers moi tendre ses mains sanglantes.
Que te dirai-je enfin? tes soins officieux
Ont réduit en cordons nos voiles précieux;
On l'en a garrotté : les chemises trempées,
A le tirer à nous nous étions occupées,

Courbant sous ce fardeau, les ampoules aux mains;
Chacun, en maugréant, accusait les destins

De voir en l'air pendu ce grand foudre de guerre,

Quand la corde se rompt: crac, pouf, il tombe à terre.
Voilà mon songe.

(Ragotin, IV, 11.)

Cléopâtre de La Chapelle (12 mai 1681), que La Fontaine et Champmeslé ont intercalée à l'acte IV de Rogotin.

1. Hommes qui errent la nit, transformés en loups.

2. Shakespeare commettait naïvement cet anachronisme que La Fontaine emploie ici par raillerie.

3. Du tombeau.

BIENFAITS DE LA MÉDIOCRITÉ

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n'accordent à nos vœux

Que des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorants c'est l'éternel asile;

Véritables vautours, que le fils de Japet
Représente, enchaîné sur son triste sommet1.
L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste;
Le sage y vit en paix, et méprise le reste :
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois;
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,

Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un beau jour 2.
(Philémon et Baucis3, début.)

THOMAS CORNEILLE

(1625-1709)

De dix-neuf ans plus jeune que son illustre frère, Thomas Corneille travailla sous sa conduite pour le théâtre, après s'être fait recevoir avocat au parlement de Paris. Sa première comédie, les Engagements du hasard, est de 1647. Elle fut suivie d'un peu plus de trente comédies, tragédies ou opéras, presque tous faiblement écrits, presque tous représentés avec succès. Signalons le Berger extravagant (1653), pastorale burlesque, Timocrate (1656), que les acteurs se lassèrent de jouer sans que le public se lassât de le voir, et qui eut quatre-vingts représentations, chiffre énorme pour l'époque, Camma (1662), le Baron d'Albicrac (1668), Ariane, qui balança le succès de Bajazet (1672), et qui est aussi attachante que médiocrement écrite, le Festin de Pierre (1673) — (voir nos extraits) - le Comte d'Essex (1678), et la Devineresse (1679),

1. Prométhée, enchaîné sur le Caucase, où un vautour ronge sans cesse son foie sans cesse renaissant. Voir l'admirable Prométhée enchaîné d'Eschyle, et le dialogue de Lucien intitulé Prométhée ou le Caucase.

2.

Je ne dormirai point sous de riches lambris:
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?.....
Quand le moment viendra d'aller trouver les morts,
J'aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

3. Foème imité d'Ovide.

(Fables, XI, 1v.)

pièce d'actualité qui fit courir tout Paris. Thomas Corneille a traduit presque tout Ovide en vers. A la mort de son frère, il hérita de son fauteuil à l'Académie (voir le discours que Racine prononça à sa réception). Pendant ses dernières années, il s'occupa de grammaire, et de la composition d'un Dictionnaire des arts et des sciences, et d'un Dictionnaire universel géographique et historique. Il fut appelé à l'Académie des Inscriptions, comme membre associé, en i701. Il avait épousé la sœur cadette de la femme de Pierre Corneille.

Les deux Corneille eurent un frère, né en 1611, qui fut chanoine régulier au Mont-aux-Malades, près de Rouen. Il fut couronné plusieurs fois dans les concours des Puys de Rouen

ARIANE A THÉSÉE 1

Périsse tout, s'il faut cesser de t'être chère!
Qu'ai-je à faire du trône et de la main d'un roi?
De l'univers entier je ne voulais que toi :
Pour toi, pour m'attacher à ta seule personne,
J'ai tout abandonné, repos, gloire, couronne;
Et quand ces mêmes biens ici me sont offerts,
Que je puis en jouir, c'est toi seul que je perds.
Pour voir leur impuissance à réparer ta perte,
Je te suis; mène-moi dans quelque île déserte,
Où, renonçant à tout, je me laisse charmer
De l'unique douceur de te voir, de t'aimer:
Là, possédant ton cœur, ma gloire est sans seconde :
Ce cœur me sera plus que l'empire du monde.
Point de ressentiment de ton crime passé ;
Tu n'as qu'à dire un mot, ce crime est effacé.
C'en est fait, tu le vois, je n'ai plus de colère.

(Ariane, III, 1v.)

ÉLOGE DU TABAC

SGANARELLE, prenant du tabac, et en offrant à Guzman,

Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale;

1. Ariane a sauvé les jours de Thésée, et l'a suivi, lorsqu'il a quitté la Crète; Phèdre, sa sœur, est partie avec eux. Arrivé dans l'ile de Naxos, Thésée déclare à Ariane qu'il ne l'aime plus, et l'invite à épouser le roi du pays:

Vous perdant pour jamais, je perdrai plus que vous.

Thomas Corneille a tiré sa tragédie d'un très beau poème de Catulle (les Noces de Thetis et de Pélée).

Et
t par

les fainéants, pour fuir l'oisiveté, Jamais amusement ne fut mieux inventé.

Ne saurait-on que dire? on prend la tabatière;
Soudain à gauche, à droit, par devant, par derrière,
Gens de toutes façons, connus et non connus,
Pour y demander part sont les très bien venus.
Mais c'est peu qu'à donner instruisant la jeunesse,
Le tabac l'accoutume à faire ainsi largesse,
C'est dans la médecine un remède nouveau :
Il purge, réjouit, conforte le cerveau,

De toute noire humeur promptement le délivre,
Et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre.
O tabac, ô tabac, mes plus chères amours...
Mais reprenons un peu notre premier discours 1?

(Don Juan ou le Festin de Pierre, XI x1.)

QUINAULT
(1635-1688)

Philippe Quinault était fils d'un boulanger. Pris en affection par Tristan (Voir notre Notice sur ce pète), il fut élevé par lui, et débuta sous sa protection. Tristan fit recevoir sous son nom la première comédie de son jeune protégé, les Rivales (1653), et obtint pour lui des comédiens le neuvième de la recette, tous frais déduits; c'est là l'origine des droits d'auteur. Tout en se faisant recevoir avocat au parlement, Quinault composa successivement dix tragédies ou comédies, qui ne méritent guère d'être tirées de l'oubli. En 1660, il épousa une riche veuve, et acheta une charge d'auditeur à la Cour des comptes; ce qui ne l'empêchait pas de donner à la scène le Faux Tibe

1. On n'admettait guère au XVII° siècle une comédie en cinq actes en prose; aussi, après la mort de Molière, sa veuve pria-t-elle Thomas Corneille de rimer le Don Juan. La pièce en vers parut en 1677, et resta sous cette forme au répertoire pendant cent cinquante ans. Voici le modèle sur lequel Thomas Corneille a écrit les vers que l'on vient de lire : « Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droite et à gauche, partout où l'on se trouve. On n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court au-devant du souhait des gens; tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c'est assez de cette matière, prenons un peu notre discours. »

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