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Par là se vérifie ce que dit l'Apôtre 1, que « Dieu est heu« reux, et le seul puissant, Roi des rois, et Seigneur des sei«gneurs. » Heureux, dont le repos est inaltérable, qui voit tout changer sans changer lui-même, et qui fait tous les changements par un conseil immuable; qui donne et qui ôte la puissance; qui la transporte d'un homme à un autre, d'une maison à une autre, d'un peuple à un autre, pour montrer qu'ils ne l'ont tous que par emprunt, et qu'il est le seul en qui elle réside naturellement.

C'est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu'ils ne pensent, et leurs conseils n'ont jamais manqué d'avoir des effets imprévus 3. Ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l'avenir, loin qu'ils le puissent forcer. Celui-là seul tient tout en sa main, qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n'est pas encore *, qui préside à tous les temps et prévient tous les conseils.

Alexandre ne croyait pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeait pas qu'il jetait dans les esprits le principe de cette licence effrénée par laquelle la tyrannie qu'il voulait détruire devait être un jour rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flaltaient les soldats, ils n'avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l'empire 5. En un mot, il n'y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d'autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C'est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières, et néanmoins tout s'avance avec une suite réglée. Ce Discours vous le fait entendre; et, pour ne plus parler des autres empires, vous voyez par combien de conseils

1. Tim., vi, 15.

2. Lui, dont.

3. « Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il y a une puissance occulte et terrible, qui se plait de renverser les desseins des hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout e monde et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison supérieure qui se sert et se moque d'eux comme ils se servent et se moquent des autres ! » (Sermon sur la loi de Dieu.)

4. «Vous avez entendu nommer Cyrus deux cents ans avant sa naissance, comme celui qui devait rétablir le peuple de Dieu. » (Disc. sur l'Hist. univ., III part., chap. 1). Voir aussi l'Oraison funèbre de Condé (Iro partie).

5. « Quand l'empereur Dioclétien faisait travailler les pauvres chrétiens à ses étuves, ce n'était pas son dessein de bâtir des églises à leurs successeurs. » (BALZAC, le Socrate chrétien, IV.)

imprévus, mais toutefois suivis en eux-mêmes, la fortune de Rome a été menée depuis Romulus jusqu'à Charlemagne. (Discours sur l'Histoire universelle, III° partie, chap. xIII.)

UNE PRISE DE VOILE

Esprit-Saint, esprit pacifique, je vous ai préparé les voies en prêchant votre parole. Ma voix a été semblable peutêtre à ce bruit impétueux qui a prévenu votre descente: descendez maintenant, ô feu invisible ! et que ces discours enflammés, que vous ferez au dedans des cœurs, les remplissent d'une ardeur céleste. Faites-leur goûter la vie éternelle, qui consiste à connaître et à aimer Dieu : donnez-leur un essai de la vision, dans la foi; un avant-goût de la possession, dans l'espérance; une goutte de ce torrent de délices qui enivre les bienheureux, dans les transports célestes de l'amour divin.

Et vous, ma sœur, qui avez commencé à goûter ces chastes délices, descendez, allez à l'autel; victime de la pénitence, allez achever votre sacrifice : le feu est allumé, l'encens est prêt, le glaive est tiré1 le glaive, c'est la parole qui sépare l'âme d'avec elle-même, pour l'attacher uniquement à son Dieu. Le sacré pontife vous attend avec ce voile mystérieux que vous demandez. Enveloppez-vous dans ce voile; vivez cachée à vous-même aussi bien qu'à tout le monde, et, connue de Dieu, échappez-vous à vous-même, sortez de vous-même, et prenez un si noble essor que vous ne trouviez de repos que dans l'essence du Père, du Fils et du Saint-Esprit. (Sermon pour la profession de foi de Mlle de la Vallière2, Péroraison.)

L'ÉGLISE CHRÉTIENNE

Messeigneurs 3,

C'est sans doute un grand spectacle de voir l'Église chrétienne figurée dans les anciens Israélites, la voir, dis-je, sortie de l'Égypte et des ténèbres de l'idolatrie, cherchant la terre promise à travers un désert immense, où elle ne

1.

Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête.

(RACINE, Iphigénie, III, 1).

2. Prononcé aux Carmélites, le 4 juin 1675.

3. C'est l'exorde du magnifique Sermon sur l'Unité de l'Église prononcé à l'ouverture de l'assemblée générale du clergé, le 9 novembre 1681.

trouve que d'affreux rochers et des sables brûlants; nulle terre, nulle culture, nul fruit ; une sécheresse effroyable; nul pain qu'il ne lui faille envoyer du ciel ; nul rafraichissement qu'il ne lui faille tirer par miracle du sein d'une roche 2; toute la nature stérile pour elle, et aucun bien que par grâce: mais ce n'est pas ce qu'elle a de plus surprenant. Dans l'horreur de cette vaste solitude, on la voit environnée d'ennemis; ne marchant jamais qu'en bataille; ne logeant que sous des tentes; toujours prête à déloger et à combattre : étrangère que rien n'attache, que rien ne contente, qui regarde tout en passant, sans vouloir jamais s'arrêter : heureuse néanmoins dans cet état, tant à cause des consolations qu'elle reçoit durant le voyage, qu'à cause du glorieux et immuable repos qui sera la fin de sa course. Voilà l'image de l'Église pendant qu'elle voyage sur la terre.

Balaam la voit dans le désert: son ordre, sa discipline, ses douze tribus rangées sous leurs étendards: Dieu, son chef invisible, au milieu d'elle: Aaron 3, prince des prêtres et de tout le peuple de Dieu, chef visible de l'Église sous l'autorité de Moïse, souverain législateur et figure de Jésus-Christ: le sacerdoce étroitement uni avec la magistrature : tout en paix par le concours de ces deux puissances; Coré et ses sectateurs, ennemis de l'ordre et de la paix, engloutis à la vue de tout le peuple, dans la terre soudainement entr'ouverle sous leurs pieds, et ensevelis tout vivants dans les enfers. Quel spectacle ! quelle assemblée! quelle beauté de l'Église! Du haut d'une montagne, Balaam la voit tout entière; et, au lieu de la maudire, comme on l'y voulait contraindre, il la bénit. On le détourne, on espère lui en cacher la beauté, en lui montrant ce grand corps par un coin d'où il ne puisse en découvrir qu'une partie ; et il n'est pas moins transporté, parce qu'il voit cette partie dans le tout, avec toute la convenance et toute la proportion qui les assortit l'un avec l'autre. Ainsi, de quelque côté qu'il la considère, il est hors de lui, et, ravi en admiration, il s'écrie :

1. Allusion à la manne.

2. Allusion à la source que Moïse, d'un coup de baguette, fit sortir d'un rocher à Réphidim, près du Sinaï. Les Israelites d'Athalic, chantant les bienfaits de Dieu, s'écrient (I, iv) :

D'un joug cruel il sauva nos aïeux,
Les nourrit au désert d'un pain délicieux...

Des mers pour eux il entr'ouvrit les eaux,
D'un aride rocher fit sortir des ruisseaux.

3. Frère de Moïse.

Quam pulchra tabernacula tua, Jacob, et tentoria tua, Israel ! «< Que vous êtes admirables sous vos tentes, enfants de Jacob! » quel ordre dans votre camp! quelle merveilleuse beauté paraît dans ces pavillons si sagement arrangés ; et si Vous causez tant d'admiration sous vos tentes et dans votre marche, que sera-ce quand vous serez établis dans votre patrie ?

(Sermon sur l'Unité de l'Église.)

DU THÉATRE

La première chose que j'y reprends ', c'est qu'un homme, qui se dit prêtre, ait pu avancer que la comédie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a rien de contraire aux bonnes mœurs, et qu'elle est même si épurée à l'heure qu'il est sur le théâtre français qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre. Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou qu'on ne veuille pas ranger parmi les pièces d'aujourd'hui celles d'un auteur qui a expiré, pour ainsi dire, à nos yeux 2, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières 3, dont on ait jamais infecté les oreilles d'un chrétien.

Qui que vous soyez, prètre ou religieux, quoi qu'il en soit, chrétien qui avez appris de saint Paul que ces infamies ne doivent pas seulement être nommées parmi les fidèles, ne m'obligez pas à répéter ces discours honteux : songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours excusée et toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée, ou toujours en crainte d'être violée par

1. A la dissertation dans laquelle le père Caffaro, théatin, avait pris la défense du théatre.

2. Voici comment Bossuet lui-même racontera tout à l'heure (ibid., V) la mort de Moliere: «La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la derniere atteinte de la maladie dont il mourut peu d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit Malheur à vous qui ricz, car vous pleurerez » 3. Moliere s'est défendu dans la Critique de l'École des femmes d'avoir placé volontairement de ces équivoques dans ses pieces; mais il n'a guère perSuadé le public. Equivoque était des deux genres au XVII° siècle, comme l'atteste le début de la Satire de Boileau sur l'Equivoque:

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4. Bossuet força le père Caffaro à renier sa dissertation.

les derniers attentats, je veux dire par les expressions les plus impudentes, à qui l'on ne donne que les enveloppes les plus minces1. Songez encore si vous jugez digne du nom de chrétien et de prètre de trouver honnête la corruption réduite en maximes dans les opéras de Quinault 2, avec toutes les fausses tendresses, et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans ses poésies. Pour moi, je l'ai vu cent fois déplorer ces égarements: mais aujourd'hui on autorise3 ce qui a fait la matière de sa pénitence et de ses justes regrets, quand il a songé sérieusement à son salut; et si le théâtre français est aussi honnête que le prétend la Dissertation, il faudra encore approuver que ces sentiments, dont la nature corrompue est si dangereusement frelatée, soient animés d'un chant qui ne respire que la mollesse.

Si Lulli a excellé dans son art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers et ses airs, tant répétés dans le monde, ne servent qu'à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu'on peut par le charme d'une musique, qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire qu'à cause qu'elle prend d'abord l'oreille et le cœur.

Il ne sert de rien de répondre qu'on n'est occupé que du

1. Ces violences surprennent moins quand on se rappelle toutes les imprécations lancées contre le théatre au dix-septième siècle par les dévots; Fléchier seul faisait entendre une voix plus bienveillante (Mémoires sur les Grands-Jours tenus à Clermont en 1665, éd. Gonod, p. 140): « Je ne suis point de ceux qui sont ennemis jurés de la comédie, et qui s'emportent contre un divertissement qui peut être indifférent, lorsqu'il est dans la bienséance; je n'ai pas la même ardeur que les Pères de l'Église ont témoignée contre les comédies anciennes, qui, selon saint Augustin, faisaient une partie de la religion des païens, et qui étaient accompagnées de certains spectacles qui offensent la pureté chrétienne. Aussi je ne crois pas qu'il faille mesurer les comédiens comme nos ancêtres et les Romains, qui les méprisèrent, en les privant de toutes sortes d'honneurs, et les séparant même du rang des tribus, comme on peut remarquer par un passage du livre De la République de Cicéron, que saint Augustin a cité dans son deuxième livre de la Cité de Dicu. Je leur pardonne même de n'être pas trop bons acteurs, pourvu qu'ils ne jouent pas indifféremment tout ce qui leur tombe entre les mains, et qu'ils n'offensent ni l'honnêteté, ni l'ordre de la société civile. » Fénelon traitait Molière mieux que ne le fait Bossuet; mais il lui reprochait dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie française (VII) d'avoir « donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. »>

2. On sait que Boileau les appelait

...des lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa du feu de sa musique.

3. On donne de l'autorité, on approuve.

4. Lulli (1633-1687), surintendant de la musique de Louis XIV, a mis en musique les opéras de Quinault et la plupart des divertissements de Molière.

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