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son royal époux vieillissent dans une dévotion de plus en plus scrupuleuse, La Bruyère peut écrire: «Un dévot est celui qui sous un roi athée serait athée; » déjà le libertinage épicurien de La Fare et de Chaulieu, qui fredonne à demi-voix, fait pressentir les couplets irreligieux de la Régence et les audaces impies de Voltaire. Ainsi, par l'esprit nouveau qui les anime, comme par la langue nouvelle qu'ils parlent, comme par la date où sont publiés leurs derniers ouvrages, Fénelon 1, Chaulieu et La Fare appartiennent au xvme siècle, qu'ils préparent et qu'ils ouvrent; on ne s'étonnera donc pas de les trouver dans nos Morceaux choisis du XVIe siècle, où la date de sa mort ne nous a pas permis de placer aussi La Bruyère.

Passons maintenant la revue de ce xvue siècle, qui, pour nous, commence vers l'an 1610, et dont l'année 1691 marque à peu près la limite.

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Le xvIIe siècle s'ouvrit par un succès retentissant et durable : Honoré d'Urfé 2 publia son fameux roman: l'Astrée. C'est toujours après les époques de troubles et de violences que naissent et fleurissent les idylles et les pastorales; les temps de la Ligue avaient préparé l'apparition et le succès de l'Astrée3; aussi ce roman fut-il aussitôt le livre à la mode. Henri IV, qui avait, si l'on en croit la chronique, des raisons très légitimes de ne pas aimer d'Urfé, se faisait lire son œuvre par Bassompierre; celui qui devait être le grave Patru le dévorait au collège, tout comme l'aimable La Fontaine 5, et, parvenus à l'àge mûr, tous deux prenaient encore plaisir à le relire. Ce fut vraiment durant de longues années le bréviaire des honnêtes gens, et ce bréviaire leur plaisait tant qu'il ne semblait pas trop lourd à leurs mains. - Quel est le sujet de l'Astrée? Les amours contrariées de la bergère Astrée et de ce Céladon, que Saint-Marc Girardin 6 a appelé « un dévot d'amour, qui s'humilie avec satisfaction sous les coups de sa maîtresse, comme le dévot s'humilie sous la main de Dieu. » Mais le principal personnage du livre, ce n'est pas Céladon, c'est l'Amour, comme Dieu sera le principal person

1. Il est pourtant certains morceaux de Fénelon sur l'éducation des jeunes filles qui se rattachent bien au XVII° siècle, et qui devront être rapprochés de plusieurs pages de madame de Maintenon sur le même sujet.

2. Les auteurs dont nous ne donnerons pas, en les citant dans ce Tableau, les dates de naissance et de mort, sont ceux sur lesquels on trouvera des Notices dans le corps du recueil.

3. Comme les luttes d'Antoine et d'Octave avaient préparé l'apparition et le succès des Bucoliques.

4. PATRU, Plaidoyers, éd. de 1681, p. 890 et 901.

Б.

Étant petit garçon, je lisais son roman,

Et je le lis encore, ayant la barbe grise.

6. Cours de littérature dramatique, III, 77.

a.

nage d'Athalie. Le roman nous montre l'amour dans toutes les classes de la société, dans toutes les situations, sous toutes ses formes. De là son unité, malgré le nombre des épisodes: l'Astrée est le Code de l'Amour, et les épis odes les articles du Code. D'Urfé est un moraliste, car il a étudié et analysé le cœur humain; mais la morale qu'il professe est celle de l'amour; hâtons-nous d'ajouter que dans son livre l'amour est d'une essence telle qu'il ressemble à la vertu 1. C'est donc en grande partie à l'Astrée que le xvIe siècle doit cette élégance raffinée et exquise et cette pureté de sentiments qui le caractérisent; et déjà d'Urfé exprimait ces sentiments délicats dans une langue aimable, dont les gràces un peu molles et trainantes font songer à la langue de Fénelon; de temps à autre des poésies, souvent alambiquées, mais toujours spirituelles, venaient rompre la monotonie du récit; des descriptions pittoresques et fraîches délassaient agréablement l'esprit, et les épisodes savaient à propos nous arracher aux bords fleuris du Lignon pour nous mêler aux luttes des barbares, ou nous transporter dans l'empire d'Orient; savant, comme l'étaient les écrivains de la Renaissance, d'Urfé se plaisait à varier le cadre de ses récits, et à étonner de son érudition ses nombreux lecteurs. L'enthousiasme soulevé par l'Astrée se prolongea durant tout le xvie siècle. A Vichy, madame de Sévigné en cherche les héros sur les bords de l'Allier; le roman est si familier à la société du cardinal de Retz que, le soir, on se divertit à se poser des questions sur la géographie de l'Astrée. « Pendant près de quarante ans, écrit Segrais dans ses Mémoires et anecdotes, on a tiré presque tous les sujets de pièces de théâtre de l'Astrée; et les poètes se contentaient ordinairement de mettre en vers ce que M. d'Urfé y fait dire en prose aux personnages. Ces pièces-là s'appelaient des pastorales, auxquelles les comédies succédèrent. J'ai connu une dame qui ne pouvait s'empêcher d'appeler les comédies des pastorales, longtemps après qu'il n'en était plus question 2. » La vogue de ce roman poétique, si éclatante pendant cinquante ans 3, survécut même au XVIe siècle: au milieu du siècle suivant, fidèle aux admirations de sa grand'mère, la petite-fille de madame de Sévigné, madame de Simiane, rêvait encore au druide Adamas ; et, ce qui nous surprendra plus, un romancier, l'abbé Prévost, s'enthousiasmait encore pour l'Astrée; J.-J. Rous

1. Voir dans nos extraits de l'Astrée la Morale du roman.

2. Dans la Suite du Menteur (IV, 1) Corneille ne craignait pas d'être incompris du parterre en faisant plusieurs allusions à des personnages secondaires de l'Astrée.

3. Entre la publication de la troisième et de la quatrième partie de l'Astrée, il s'était formé en Allemagne une Académie des vrais Amants, composée de vingt-neuf princes ou princesses, et de dix-neuf grands seigneurs ou dames de la cour, qui avaient pris les noms des héros de l'Astrée. L'Academic des vrais Amants écrivit à d'Urfé pour le prier de prendre lui-même le nom de Céladon, qu'il était seul digne de porter.

4. Lettre du 5 octobre 1736.

seau voulait voir le Lignon'. On a peine à comprendre un tel engouement, aujourd'hui que l'Astrée a subi le sort de la plupart des romans 2, et qu'elle est tombée dans un oubli complet. Mais elle a exercé sur tout le siècle de Louis XIV une influence si incontestable qu'il convenait, nous semble-t-il, de commencer par ce roman notre Tableau du XVIe siècle. La langue de d'Urfé n'est d'ailleurs pas très éloignée de celle de Descartes. Elle a même plus de charme, si elle n'a pas encore autant de netteté.

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Descartes n'écrit point pour écrire, comme les épistoliers de l'hôtel de Rambouillet; il veut faire connaître à ses contemporains des vérités qu'il porte en lui depuis près de quinze années; pour qu'elles soient plus répandues, pour qu'elles parviennent à ceux qui, ne s'attachant pas, et pour cause, à l'opinion des anciens, ne se servent, pour juger, « que de leur raison naturelle toute pure,» il renonce au latin, qui est la langue ordinaire de la philosophie3, il expose dans la langue de son pays des idées qu'elle est étonnée d'exprimer. De là un embarras bien naturel, et des hésitations gauches et un peu maladroites, auxquelles n'échappa point Lucrèce, soumettant l'hexamètre latin à l'exposition de la doctrine d'Épicure; chez Descartes, si les mots sont français, la construction est encore latine, et si la marche du raisonnement est sûre, elle est lente. Qu'importait d'ailleurs ȧ Descartes? Il eût signé volontiers les deux vers fameux de Boileau:

Aimez donc la raison; que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.

C'est qu'en effet, comme l'Hippolyte grec qui sacrifait à Diane et refusait de déposer des offrandes pieuses devant la statue de Vénus, Descartes eut le culte de la raison, et ne prit pas toujours le temps de sacrifier aux Gràces. Les Gràces furent moins cruelles pour lui que Vénus pour Hippolyte, mais elles se vengèrent cependant: toutes les fois qu'il essaya de revenir à elles, elles ne vinrent pas à lui. En résumé, comme écrivain, l'originalité de Descartes consiste dans ceci qu'il a le premier rédigé en français un traité philosophique; autrement, dit

1. Confessions, I, iv.

2. Et cependant elle vaut mieux que la plupart des romans. C'est P.-L. Courier qui nous paraît avoir porté le meilleur jugement sur cet ouvrage, lorsqu'il récivait à la princesse de Salm-Dyck, le 25 juillet 1813 : « Je viens de lire l'Astrée que je n'avais jamais lue; cela m'ennuya d'abord, et puis j'y pris plaisir C'est le rebours des autres lectures. >>

3. C'est en latin qu'écrivait Gassendi (1592-1655), l'adversaire de Descartes et le maître de Molière.

4. Art poétique, I, 37-38.

Sainte-Beuve dans Port-Royal1, « ce n'est qu'un témoin de la langue de son temps; il la parlait bien et l'écrivait naturellement, mais on ne peut dire qu'il l'ait fait avancer. >> Mais, comme philosophe, sa doctrine eut une influence considérable sur la société, sur la littérature et sur la philosophie de son siècle. Madame de Sévigné adore Descartes; madame de Grignan se déclare sa fille d'adoption, lui rendant une partie du culte que mademoiselle de Gournay avait rendu à Montaigne; La Fontaine rime son apothéose; tout Port-Royal s'inspire de sa logique; l'esprit des doctrines de Descartes devient celui des méthodes d'enseignement de Port-Royal 2. « Bossuet suit Descartes dans son beau traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, ouvrage tout cartésien par les principes et par son titre même. Il y donne la même définition de la philosophie, et y comprend de même les sciences; il distingue dans nos sensations les phénomènes de l'esprit et ceux du corps; il assigne la même origine à nos idées, et trouve dans l'entendement des idées supérieures aux idées sensibles; il donne la même preuve de l'existence de Dieu; il reconnaît comme Descartes la souveraineté de la raison dans toutes les opérations de l'esprit, dans l'appréciation du vrai et du faux, dans la conduite de la vie 3. » C'est la lecture du Traité de l'homme de Descartes qui révèle à Malebranche sa vocation philosophique. Son livre de la Recherche de la vérité n'est, dit Sainte-Beuve, « qu'une reprise du Discours sur la méthode de Descartes plus développée, plus éclaircie par des exemples . » Ainsi tous les philosophes du xvIe siècle ont subi l'influence de la révolution cartésienne; tous sont disciples de Descartes 5. La philosophie et la morale ont entre elles un lien si étroit qu'il est impossible de séparer les moralistes des philosophes. Les moralistes sont nombreux au XVIIe siècle, depuis Faret, le premier en date, qui écrit en honnête homme son traité de l'Honnéte homme, jusqu'à La Bruyère, dont le livre est dans toutes les mains. Comment ne pas reconnaître encore l'influence de Descartes sur le plus illustre d'entre eux, sur Pascal, « qui l'estimait tant »? Hàtons-nous d'ajouter que cette estime s'adressait au philosophe, et non à l'écrivain, et qu'il n'y a aucune

1. Livre VI, chap. v.

2. Les solitaires, à l'exception de Pascal, bien entendu, ont même le style un peu triste de Descartes; on peut louer dans leurs écrits la justesse et la propriété des termes; mais un jésuite, le P. Vavassor, dans une dissertation latine adressée à Arnauld, avait raison de reprocher au style de MM. de Port-Royal les circuits des périodes, les longueurs de phrases interminables, l'absence totale de variété et d'ornement dans l'élocution, la haine du trait, la monotonie fastidieuse des arguments; or, presque tous ces défauts, Port-Royal les avait trouvés chez Descartes et les avait respectés au point de les imiter et de les développer dans un style dont le seul agrément est le parfum d'honnêteté qui s'en dégage. Voir Sainte-Beuve, Port-Royal, livre III, chap. vi. 3. M. DÉSIRÉ NISARD, Hist. de la litt. fr.. livre III, chap. 11.

4. Port-Royal, livre VI, chap. v. Voir dans nos Morceaux choisis du xvII iècle une page de Fontenelle sur la Recherche de la Vérité de Malebranche. 5. Fénelon aussi, naturellement, est un cartésien.

parenté entre le style correctement froid de Descartes et la langue chaude et brillante de Pascal : « Le premier livre de génie qu'on vit en prose, dit Voltaire 1, fut le recueil des Lettres provinciales, en 1656. Toutes les sortes d'éloquence y sont renfermées. Il n'y a pas un seul mot qui, depuis cent ans, se soit ressenti du changement qui altère souvent les langues vivantes. Il faut rapporter à cet ouvrage l'époque de la fixation du langage. L'évêque de Luçon, fils du célèbre Bussy 2, m'a dit qu'ayant demandé à M. de Meaux quel ouvrage il cût mieux aimé avoir fait, s'il n'avait pas fait les siens, Bossuet !ui répondit: les Lettres provinciales. » Bossuet aurait pu ajouter « et les Pensées ; » car, sans partager toutes les idées de Pascal, mieux que tout autre il pouvait apprécier et admirer ces puissantes ébauches, qui n'ont d'égales peut-être que les ébauches de ses propres sermons, ces phrases brûlantes, où se manifeste moins encore l'art consommé de l'écrivain que la passion d'un cœur chrétien qui saigne et crie, ces pages plus sublimes peut-être que les Provinciales avec ces incorrections de génie, dont la scrupuleuse timidité de Port-Royal n'était pas parvenue à éteindre entièrement l'éclat. Pascal, revu par le duc de Roannez sous l'inspiration de Nicole, restait Pascal, et, n'en déplaise à madame de Sévigné qui aimait tant les œuvres de Nicole, les Pensées, même teintes par Port-Royal, laissaient voir qu'elles n'étaient pas « de la même étoffe » que les Essais. Les Maximes de La Rochefoucauld se rapprochaient plus des Pensées que les Essais, tout en restant à une distance respectueuse : « Quoiqu'il n'y ait presque qu'une vérité dans ce livre, qui est que l'amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d'apects variés, qu'elle est presque toujours piquante. C'est moins un livre que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil; il accoutuma à penser et à renfermer sc3 pensées dans un tour vif, précis et délicat3.» La Rochefoucauld d'ailleurs n'avait pas créé un genre; les maximes étaient alors fort à la mode, comme les dissertations morales sur quelque article du code de l'amour; ces dissertations, ces débats, mis en vogue par l'Astrée, étaient restés en honneur à l'hôtel de Rambouillet et dans le salon de mademoiselle de Scudéry; les maximes ne faisaient que présenter sous une forme concise et piquante, ou qui voulait l'être, la conclusion de ces débats. On faisait beaucoup de maximes dans le salon de madame de Sablé ; elle en écrivait, Esprit en écrivait, La Rochefoucauld en écrivait; mais comme dans les productions littéraires les bonnes seules surnagent, il n'y a que les maximes de La Rochefoucauld qui aient surnagé, et l'on peut prédire que, malgré l'aspect désolant sous lequel elles présentent l'humanité,

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