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Jusqu'à l'apparition d'Andromaque (1667), Corneille n'aura pas d'égal, et règne en maître sur ce théâtre dont il est l'horneur et qu'il a fondé Horace, Cinna, Polyeucte, Pompée, Rodogune, Héraclius, Nicomède, autant d'œuvres, autant de triomphes. Mais bientôt la décadence commence : c'est qu'aux deux éléments constitutifs de la tragédie, reconnus par Aristote, la terreur et la pitié, Corneille en a joint un troisième, qui caractérise son théâtre, l'admiration, et c'est l'admiration qui a fait en grande partie le succès de ses chefs-d'œuvre; malheureusement Corneille a compté trop exclusivement sur elle; il a négligé bientôt la terreur et la pitié; or, l'admiration ne peut soutenir cinq actes à elle seule, et il en est résulté que, malgré quelques scènes superbes, les dernières œuvres du poète semblent vides et froides. Pour remplir les scènes accessoires, pour essayer de rappeler l'intérêt sur le théâtre, Corneille a dû se livrer à une incroyable dépense d'esprit; s'il y a quelque chose de plus étonnant que la fécondité du poète, c'est la variété de ses productions: il traite tous les genres, et avec infiniment d'esprit; mais c'est par le sentiment que vivent les œuvres dramaques, et chez lui, dans ses dernières années, l'esprit prend trop souvent la place du sentiment.

Cependant il tient un sceptre que ne lui enlèveront ni Cyrano de Bergerac, avec son originale Mort d'Agrippine (1653), ni l'abbé Boyer, avec ses plates et larmoyantes tragédies, ni Quinault, avec ses tragédies romanesques, et il peut se réjouir, sans que sa réputation lui en semble atteinte, de l'éclatant succès que remporte son jeune frère avec Timocrate (1656), sa première tragédie. Mais voici que le public a salué avec Andromaque (1667) l'avènement d'une tragédie fondée exclusivement sur l'amour; l'amour devient l'âme même du drame, de simple ornement qu'il était autrefois; un nouveau système dramatique est inauguré, qui a toutes les chances de plaire à un siècle dont l'Astrée a fait l'éducation; le jeune Racine s'empare du sceptre que Corneille vieilli laisse échapper de ses mains défaillantes, et, pendant dix années, le public ne se lasse pas d'applaudir, en dépit des protestations de madame de Sévigné et de SaintÉvremond, fidèles aux admirations de leur jeunesse, cette analyse pénétrante et délicate des sentiments, cette vérité dans l'observation, cette élégance harmonieuse dans l'expression, cette perfection absolue de la forme 2. Racine fait école; on sent moins dans l'Ariane (1672) de Thomas Corneille les conseils de son frère que l'influence de Racine; Pradon ne croit pouvoir lutter contre Racine qu'en le pillant; Boursault pense être sorr

ale Vrie, Genest est décapité. Rotrou avait trouvé dans l'Illusion comique de Corneille le modèle de cette composition bizarre.

1. On sait que Quinault a obtenu dans l'opéra de brillants et légitimes succès. 2. Voir dans nos extraits de La Bruyère le parallèle entre Corneille et Racine.

disciple en remplissant de fades tendresses son Germanicus; : Duché essaye de le remplacer à Saint-Cyr, en donnant, après. Esther et Athalie, Jonathas et Absalon; enfin, c'est à l'imitation exclusive de Racine que seront écrites toutes nos tragédies jusqu'à l'éclosion du romantisme. La Fosse (1653-1708) semble cependant faire exception et avoir voulu modeler sur les tragédies de Corneille son Manlius Capitolinus (1698), où, dit-on, Talma fut. admirable, et qui, nous le confessons, nous paraît moins admirable que Talma.

XIII. COMÉDIE.

A côté de la tragédie, la comédie et la farce se partagent lesfaveurs du public au xvII° siècle. Pierre Larivey, dans les dernières années du siècle précédent, par une observation plus exacte des caractères, avait presque élevé la farce gauloise à la hauteur de la comédie; avec Hardy nous faisons un pas en arrière, et dans ses romanesques comédies d'intrigue, presque toutes prises à l'inépuisable mine du théâtre espagnol, on ne trouve ni vérité ni étude du cœur humain ; deux vers de sa Félismène donneront une idée de son théâtre comique: une suivante, à qui sa maîtresse a défendu de laisser entrer le prince, son fiancé, répond aux instances de l'amoureux éconduit:

Si la princesse a pris médecine aujourd'hui ?

et là-dessus le prince de s'écrier, le plus sérieusément du monde :

Purge, Amour, la rigueur qui cause mon ennui !

Tel est le ton de toutes les tragi-comédies, pastorales ou comédies, qui remplissent le premier tiers du xvne siècle : « Au lieu de caractères, dit M. Désiré Nisard, on y trouve des situations; au lieu des ridicules de la nature, des ridicules exagérés ou imaginaires; au lieu de personnages, les types de certaines professions, un docteur, un capitan, un juge; au lieu de la vraisemblance dans l'action, un auteur mettant tout ce qu'il a d'esprit à la violer. Ce ne sont que rencontres impossibles, confusions de noms, générosités tombées du ciel, pardons où l'on attendait des vengeances, cachettes dans les murailles, derrière les tapisseries, aparté pour unique moyen des effets de scène; un mélange grossier de traditions grecques et latines, espagnoles et italiennes; et, pour la part de la France, de gros sel gaulois, la seule chose qui ait quelque saveur dans ce ragoût. Les situations, presque toujours les mêmes, tournent autour de quelque amour, qui d'amour défendu devient légitime. Le

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premier cavalier venu, la première dame jeune et jolie sont les héros de ce roman. On ne songeait pas à leur donner de caractères; l'intérêt, dans ces sortes de pièces, ne consiste pas dans la contrariété du caractère et de la passion, mais dans les complications qui séparent les deux amants. Les auteurs commençaient par imaginer une suite et une confusion d'incidents singuliers c'était là l'invention. Ils y jetaient ensuite des personnages de convention, jouets de situations qui n'étaient pas l'effet des caractères. Rien n'y est vraisemblable; plus le spectateur est dépaysé, plus la pièce est heureuse. Il n'est pas jusqu'à l'architecture des maisons qui n'y soit de fantaisie. Il faut, pour ces jeux de situation, des murs perméables, et surtout une absence innocente de précautions, qui facilite ces entrées et ces sorties dont l'entre-croisement amusait tant le public espagnol 1. » Tel est l'état du théâtre comique lorsque débutent Rotrou et Corneille. Ils sacrifient d'abord à la mode, et la Bague de l'oubli (1628) et la Belle Alphrède (1634), la Veuve (1633) et la Suivante (1634), ne sont pas construites sur d'autres plans que les pièces contemporaines; mais déjà Rotrou cherche à ramener la comédie dans une meilleure voie en revenant à l'imitation de l'antiquité, et ses Ménechmes (1632), ses Sosies (1636), et ses Captifs (1638) sont d'habiles et spirituelles adaptations de Plaute; Corneille, de son côté, après avoir avec Mélite (1629) et la Galerie du Palais (1633) épuré la comédie des trivialités qui la déparaient, et lui avoir fait parler la langue des honnêtes gens, se prépare à fonder, avec le Menteur (1643 ?), la comédie de caractère. Seulement, dit encore M. Désiré Nisard 2, « la société d'alors n'offrant au poète, au lieu de ridicules, que des vices, au lieu de caractères que des emportements, il ne sut nous faire rire que de travers imaginaires et de caractères de convention. Telle fut la comédie du Menteur, ce trait de lumière qui vint révéler à Molière son génie. Molière lui-même, dans ses premières pièces, n'alla guère plus loin. Beaucoup d'esprit sur des incidents imités du théâtre italien, qui les avait imités du théâtre antique; des amants dans la dépendance de valets de fantaisie; un dialogue dont la gaieté vient d'un certain feu d'esprit et non de ridicules vivement présentés, voilà la comédie qui a précédé l'École des femmes, voilà Molière avant l'avènement de Louis XIV, et quoiqu'il eût passé l'âge où Corneille avait fait le Cid et les Horaces. Le grand peintre attendait ses originaux, la comédie attendait une société. Le gouvernement de Louis XIV y pourvut. » En effet, en amenant toute la noblesse à Versailles, Louis XIV y créa une société, où Molière n'eut qu'à choisir ses originaux, et le poète, après les Précieuses ridicules, encouragé par le vieillard qui lui avait crié : « Courage, Mo

1. Histoire de la littérature française, livre III, chap. ix. 2. Histoire de la litterature française, livre III, chap. vn.

lière voilà la bonne comédie! » pouvait dire « Je n'ai plus que faire d'étudier Plaute et Térence, et d'éplucher les fragments de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le monde! » Il le fit, et se montra le plus grand peintre des caractères et des mœurs qui jamais ait existé. Le théâtre de Molière est immortel, comme la vérité. Nous n'avons pas à faire ici une étude détaillée des œuvres du poète, auquel Goethe rendait un si respectueux hommage; nous serions forcément incomplet, et les éditions des pièces de Molière qui figurent sur les plans d'études de l'enseignement secondaire sont précédées de notices, qui ne nous laissent rien à ajouter 1; nous nous bornons à renvoyer à ces notices et à quelques pages sur Molière, dues à Cousin et à Sainte-Beuve, qu'on trouvera dans nos Morceaux choisis du XIXe siècle 2.

Comme observateur du cœur humain, on ne peut, au xvie siècle, placer à côté de Molière et de Racine que La Fontaine, non pas le La Fontaine auteur comique, dont les œuvres, bien que trop discréditées, ne sont cependant que de second ordre, mais le La Fontaine fabuliste, qu'on ne s'étonnera pas de rencontrer ici parmi les auteurs dramatiques, puisqu'il a lui-même défini ses Fables

Une ample comédie aux cent actes divers,

puisque chacune d'elles est tout un petit drame, avec son expo sition, son intrigue et son dénouement 3.

La réputation d'aucun autre poète comique n'a pu croître sous l'ombre immense du nom de Molière ; c'est à peine si l'on peut citer une bonne comédie de caractère de Quinault, la Mère coquette, une pièce du comédien Montfleury, la Femme juge et partie, et les œuvres faciles et fades de Thomas Corneille, qui, cherchant uniquement à plaire au goût du public, lui servait sans relàche des imbroglios espagnols, ou découpait en actes et en scènes des anecdotes contemporaines, et obtenait des succès d'argent avec des pièces comme la Devineresse (1679), jouée pendant le procèsde la Voisin. Molière mourut le 17 février 1673 :

L'aimable comédie, avec lui terrassée,

En vain d'un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir-

Là où Molière avait si largement moissonné, il n'y avait plus qu'à glaner après lui; c'est ce que firent de leur mieux deux comédiens, Hauteroche (1617-1707), et le fameux Baron

1. Voir particulièrement les éditions de M. Ch. Livet, chez Dupont ; celles de M. Pellisson, chez Delagrave, etc.

2. Voir aussi dans nos Morceaux choisis du xvIII° siècle une page de Marmontel sur le Misanthrope de Molière.

3. Consulter Saint-Marc-Girardin, La Fontaine et les Fabulistes, et Taine, La Fontaine et ses Fables.

4. BOILEAU, Epitres, VII, 36-39.

(1653-1720), l'élève de Molière, qui a laissé de lui-même un portrait assez agréable dans l'Homme à bonnes fortunes. Délivré d'un rival aussi terrible que Molière, Boursault s'élève et produit, avec le Mercure galant (1683), une comédie à tiroir qui est restée son chef-d'œuvre, deux pièces fort honnêtes, Ésope à la ville et Ésope à la cour, où Ésope a le tort de se montrer bien påle fabuliste à côté de La Fontaine, et une jolie satire en un acte les Mots à la mode (1694). Déjà d'ailleurs est née et grandit une comédie animée d'un esprit tout nouveau, celle de Regnard, de Brueys, de Dufresny, de Dancourt; auteurs plus agréables que profonds, ils cherchent moins les traits de caractère que les traits d'esprit; on ne cite guère qu'un jeu de mots dans Molière; ils -sont innombrables dans ces nouvelles œuvres; c'est déjà, bien que le Joueur ait été représenté à la fin de l'année 1696, la -comédie du xvпre siècle, et c'est dans notre Tableau de la littérature française au XVIe siècle que nous l'étudierons.

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La farce se soutient à Paris pendant tout le xvIe siècle à côté de la comédie. L'arrivée des comédiens italiens en 1570, d'abord, puis, en 1614, leurs représentations, qui alterncront à partir de 1658 avec celles de la troupe de Molière, avaient ranimé la vieille farce gauloise. Les Français avaient pris goût à la commedia dell'arte, à ces dialogues improvisés par les acteurs sur des plans arrêtés d'avance, à ces représentations qui varient sans cesse; les premières pièces, aujourd'hui perdues, de Molière, semblent avoir été de simples canevas à la manière italienne; plus tard, Racine destinera d'abord ses Plaideurs à la Comédie Italienne. C'était donc pour rivaliser avec la commedia dell' arte que Turlupin, Gauthier-Garguille et Gros-Guillaume avaient installé la farce gauloise, sous la protection de Richelieu, à l'Hôtel de Bourgogne. Les trois joyeux compères étaient morts dans la même semaine en 1634; mais la farce leur avait survécu; Scarron, dans plusieurs comédies bouffonnes, dont la plus connue est Jodelet ou le Maître valet (1645), avait créé un type qui figure encore dans les Précieuses ridicules, et son Don Japhet d'Arménie (1653) jouit d'une longue vogue; mais c'est encore à Molière qu'il appartenait de donner les chefs-d'œuvres du genre avec le Médecin malgré lui, M. de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, et le Malade imaginaire. Déjà, au temps de ces dernières pièces, une fusion commence à s'opérer entre la commedia dell'arte et la farce française, bien que les hostilités continuent entre elles le Scapin des Fourberies de Scapin est un personnage de la comédie italienne; le type de Scaramouche va entrer dans la grande comédie sous les traits de Pasquin, le valet men

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