Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Malgré l'intention de M. Piales, de vouloir borner à un fimple avertiffement pour les Dévolutaires, fa réflexion fur la grande variété des Arrêts, & fur la difficulté d'en connoître les motifs, même dans une matière où les principes font les PLUS CONSTANS, il est fenfible que cette réflexion va beaucoup plus loin, & qu'elle tend évidemment à ôter toute confiance & toute autorité, à la Jurifpru

dence des Arrêtistes.

5. La variété, l'incertitude des Arrêts, même dans les matières où les règles font les plus uniformes, peuvent bien être, comme le penfe M. Piales, un motif à certains Dévolutaires de ne pas jetter des dévoluts; mais, précisément parce que le fuccès en est incertain, & qu'il y a prefque autant de chances pour qu'il y en a contre, le plus grand nombre des hommes un peu hardis ou avides, en concluront qu'ils peuvent rifquer une partie de leur tems & de leur fortune à ces fortes d'entreprises. Et non-feulement les Dévolutaires peuvent faire ce calcul, mais encore tous ceux qui ont ou croient avoir des efpérances de réuffir, parce qu'ils ont trouvé des Arrêts qui ont paru favorables à leurs prétentions.

Or, dans l'incertitude & la prodigieufe variété des Arrêts, qui défefpérera d'en trouver en fa faveur?

De-là donc une multitude de procès.

6.° Non-feulement les procès deviennent plus nombreux, ils deviennent auffi beaucoup plus longs & plus difpendieux, par la Jurifprudence des Arrêtistes.

Une Partie qui attaque, en cite deux pour elle. La Partie qui se défend, en rapporte quatre, & fait un long difcours pour montrer que les deux qu'on lui oppofe, ne font point dans l'efpèce. On vient à la réplique. Les explications, les citations d'Arrêts fe multiplient fans fin. Les bons Magiftrats gémiflent du tems qu'on leur fait perdre, & des obscurités dont on enveloppe la question à décider. Ceux qui ont un efprit moins folide, font tentés de penfer qu'au milieu des ténèbres & de la diverfité des Arrêts, ils peuvent juger pour ou contre fans manquer à la Jurifprudence, & s'expofent ainsi à tomber dans l'arbitraire, tandis que les Parties qui fe combattent, accumulent les citations d'Arrêts, de part & d'autre, & quelquefois, pour en groffir le nombre, en imaginent ou en citent qui n'ont jamais exifté dans les Regiftres de la Juftice.

On trouve, en effet, dans l'hiftoire de l'Académie des Infcriptions

& Belles-Lettres, tome vingt-trois, la notice donnée par M. Secouffe, d'un livre de Raoul Spifame, intitulé: Dica archie Henrici Regis Chriftianiffimi Progymnafmata. Le favant Académicien démontre que ce n'eft que l'ouvrage bizarre d'un particulier fans caractère & " fans autorité, qui entreprend de faire des loix fous le nom, mais " fans l'ordre du Souverain, & qui établit dans fon cabinet, une "manufacture d'arrêts, dans lefquels il embraffe presque toutes les " matières qui font l'objet de la législation. "

Ces arrêts d'un particulier, fans caractère & fans autorité, ont été cependant cités par Brillon, comme des arrêts des tribunaux. Et combien d'autres depuis n'ont pas invoqué ces arrêts, fur la foi de

Brillon?

7. Après cela, faut-il s'étonner que les étrangers fe méprennent fur le mérite des loix françoises, & que quelques-uns même femblent faire entendre que nous n'en avons pas ? Faut-il s'étonner que des écrivains François du dix-huitième fiècle aient tenu ce langage, & que Voltaire, par exemple, n'ait par exemple, n'ait pas hésité à publier que nous avons quatre mille volumes fur les loix, mais que nous n'avons point

de loix?

Il feroit facile de montrer à ces modernes brochuraires, qu'ils fe feroient convaincus de leur ignorance fur ce point, s'ils avoient pris la peine d'étudier la légiflation de leur pays, avant d'en parler avec le fentiment exagéré d'un romancier qui s'exalte, ou fur le ton dogmatique d'une philofophie parleufe, & qui s'évapore dans le vide immenfe de fes penfées. Il feroit facile de leur montrer que les loix de France ne font ni moins fages, ni moins juftes que celles d'aucun peuple connu; & que, fans une excellente conftitution, la monarchie françoise n'auroit jamais eu une durée plus longue, & une fplendeur plus éclatante, qu'aucun des Empires qui ne font plus, & de ceux qui fubfiftent encore.

«Si depuis deux ou trois fiècles le royaume de France a augmenté « fans ceffe fa puiflance, dit M. de Montefquieu, Efprit des loix, " liv. 20, ch. 22, il faut attribuer cela à la bonté de ses loix, non pas » à la fortune, qui n'a pas ces fortes de conftance. "

Mais il faut l'avouer, la mauvaise opinion des étrangers fur nos loix, quoique fi humiliante pour nous, ne doit plus étonner quand on confidere combien elles ont été, pour la plupart, obfcurcies & défigurées par la rouille de la jurifprudence des Arrêtiftes.

Malgré les funcftes effets, malgré les inconvéniens que je viens de relever, & qui ne font que trop fenfibles, un auteur moderne qui avoit trois fois plus de talens qu'il ne lui en falloit pour fe borner à fe mettre au nombre des Arrêtistes, a cependant eflayé de juftifier l'usage de leurs citations; & il a cru montrer l'utilité de leurs recueils, par ce texte de M. de Montefquieu : « les tribunaux donnent des décisions; "elles doivent être confervées; elles doivent être apprifes pour que "l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, & que la propriété "& la vie des citoyens y foient aflurées & fixes comme la conftitu"tion même de l'Etat. "

Si ce paflage avoit le fens qu'on lui donne, ce feroit une erreur de plus à mettre parmi celles qu'on a reprochées depuis long-tems à l'auteur de l'efprit des loix. Mais on peut aifément fe convaincre que, pour cette fois, le moderne Arrêtiste n'a pas faifi le véritable fens de M. de Montefquicu.

En effet, il eft fenfible d'abord, par le texte, qu'il parle des décifions claires & certaines données par les tribunaux, puisqu'il veut qu'on les apprenne, afin que l'on juge aujourd'hui comme l'on jugea hier, & que la propriété & la vie des citoyens foient affurées & FIXES. Or il s'agit, dans ces confidérations, des décisions ou arrêts qui ne font ni bien certains dans leurs efpeces & leurs motifs, ni uniformes entr'eux; de ces décifions qui font fouvent moins celles des tribunaux, que celles des Arrêtiftes qui les défigurent en les rapportant; il s'agit, en un mot, de cette jurifprudence des Arrêtistes, dont les décifions, prefque toujours différentes, & fouvent oppofées, font extrêmement éloignées d'apprendre à juger aujourd'hui comme on jugea hier, & de procurer aux propriétés du citoyen, une consis

tance ASSURÉE ET FIXE.

En second lieu, fi, d'un côté, M. de Montefquieu defire que les décifions des tribunaux foient apprifes, pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier; d'un autre côté, & dans le même volume, il pose en principe que « les jugemens des tribunaux doi" vent être FIXES, à tel point qu'ils ne foient jamais qu'un texte précis " de la loi. S'ils étoient, ajoute-t-il, une opinion particulière du Juge, " on vivroit dans la fociété fans favoir précisément les engagemens "que l'on y contracte. "

En troisième lieu, l'auteur de l'efprit des loix, dans le chapitre même d'où eft tiré le texte que l'on oppofe en faveur de la jurispru

dence, y décrit, en ces termes, une partie des inconvéniens qui en réfultent.

"A mesure que les jugemens des tribunaux fe multiplient dans " les monarchies, la jurifprudence fe charge de décifions qui quel» quefois fe contredifent, ou parce que les Juges qui fe fuccèdent "penfent différemment; ou parce que les mêmes affaires font tantôt » bien, tantôt mal défendues; ou enfin, par une infinité d'abus qui "fe gliffent dans tout ce qui paffe par la main des hommes. C'est un mal néceffaire que le Légiflateur corrige de tems en tems, comme " contraire même à l'efprit des gouvernemens modérés. Car, quand "on eft obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de " la nature de la conftitution, & non pas des contradictions & de "l'incertitude des loix. "

Je pourrois découvrir encore d'autres abus dans la jurifprudence des Arrêtiftes; mais ce dernier texte de M. de Montefquieu femble m'annoncer que j'en ai dit affez sur ce fujet, & m'avertit qu'il eft tems d'en venir aux remèdes.

§. III. Moyens de remédier aux inconvéniens des citations.

d'arrêts.

Le premier feroit d'ordonner qu'on n'en citeroit aucum. Quoique ce remède paroiffe peut-être trop fort, il a cependant été déjà indiqué par Juftinien, lorfqu'après avoir relevé le droit Romain que les épines de la Jurifprudence Romaine avoient accablé & comme étouffé, il ordonne qu'à l'avenir, pour éviter un pareil malheur, on jugera, non fuivant des fentences déjà rendues, mais uniquement fuivant la difpofition des Loix : Non exemplis, fed legibus judicandum.

C'étoit rappeller les arrêts & les jugemens particuliers à leur véritable objet, qui eft uniquement de terminer les conteftations entre les parties qui les ont obtenus, & non de fervir de règle ou de loi pour l'avenir. Et, quoique fouvent répété fans réflexion, c'est un mot d'un grand fens que celui de l'immortel Magiftrat qui répondoit, quand on lui préfentoit, pour avoir fon fuffrage, la citation d'un arrêt. Il eft bon feulement pour celui qui l'a obtenu.

François premier a propofé un fecond moyen de rémedier aux inconvéniens de la jurifprudence. Ce Roi célèbre, qui a été le ref

taurateur des Lettres, & qui defiroit beaucoup plus, avec raifon, de rétablir, ou perfectionner dans fon Royaume, l'administration de la justice, disoit, dans le Lit de Juftice du 13 Janvier 1518 : « Je "vois avec douleur, que, malgré l'attention qu'ont eue nos prédé" cefleurs à faire fleurir la juftice dans ce Royaume, notre jurif"prudence est un labyrinthe tortueux & obfcur dont l'entrée femble " interdite au plus grand nombre de nos fujets, & dans lequel LES " HOMMES LES PLUS ÉCLAIRÉS S'ÉGARENT. Je me propose de choisir, " dans cette Cour, trois ou quatre Commiflaires; de les employer " à examiner les anciennes Ordonnances, pour en extraire les dif"pofitions les plus fages, & compofer un code où chacun de mes fujets puiffe commodément s'inftruire de fes devoirs." Histoire de France par Velly, continuée par Villaret & Garnier, tom. 12, in-4°. Si les malheureuses révolutions du règne de François I, l'empêcherent de faire exécuter ce beau projet, il eft certain qu'il avoit fenti tout le mal de la Jurifprudence françoife, & qu'il avoit conçu, pour le réparer, le plan le plus sûr peut-être, ou du moins le plus prompt & le plus prudent. Choifir pour la réforme des abus dans l'adminif tration de la juftice, des Magiftrats, long-tems exercés dans cette administration, &, afin que, malgré leur longue expérience, ils ne foient point tentés d'adopter des idées fyftématiques, ou de facrifier à des préjugés d'arrêts, leur prefcrire d'avoir uniquement devant les yeux les anciennes Ordonnances, & d'en extraire les difpofitions les plus fages, c'eft une conception digne d'un Législateur, digne du Roi d'un peuple, depuis long-tems réuni en corps; c'est une précaution fage, peut-être indifpenfable, pour prévenir beaucoup d'erreurs, & des fecoufles toujours plus ou moins funeftes; & c'est, en même-tems, un moyen prefque infaillible de concilier le respect aux Loix de réforme, en leur communiquant l'efprit & les principes des anciennes; c'est moins réformer & introduire des nouveautés, que rétablir, dans leur pureté, les maximes auxquelles la fagefle des anciens Législateurs a imprimé un caractère de majefté qui commande le refpect, & que l'épreuve de tant de fiécles femble avoir pour jamais confacrées.

Nos Ecrivains modernes ne confiderent pas affez qu'en fait de législation & de morale, ce qu'il y a de plus pur & de plus folide a été connu de tout tems, & beaucoup mieux dans les premiers fiécles, où les mœurs étant plus faines, les efprits étoient plus droits,

« AnteriorContinuar »