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grossièreté, et qu'ils ne méprisoient les richesses que parcequ'ils en ignoroient le prix et les agré

mens.

Mais pour répondre à cette objection, on n'a qu'à jeter les yeux sur la suite de cette histoire, et on verra que, dans le cinquième et le sixième siècles de la fondation de Rome, dans le temps même que la république étoit maîtresse de toute l'Italie et d'une partie de la Sicile, de l'Espagne, des Gaules, et même de l'Afrique, on tiroit encore les généraux de la charrue: (1) Attilii manus rustico opere attritæ, salutem publicam stabilierunt. Quelle gloire pour un État d'avoir des capitaines capables de lui conquérir de grandes provinces, et assez désintéressés pour conserver leur intégrité au milieu de leurs conquêtes!

Je ne parle point des lois somptuaires (2), qui étoient en vigueur dans le sixième siècle, et qui, sans distinction pour la naissance, les biens de la fortune, ou les dignités, régloient la dépense de tous les citoyens. Rien n'a échappé aux sages législateurs qui établirent de si sévères réglemens. Tout y est fixé, soit pour les vêtemens, soit pour la dépense de la table, le nombre des convives dans les festins, et jusqu'aux frais des funérailles. Qu'on lise la loi (3)

(1) Val. Max. liv. IV, c. 4. Cicer. pro S. Roscio. Plin. 1. XVIII, c. 4. (2) Macrobii Saturn. quæst. liber II, caput 13. 3) Pauli Manutii, de legib. sumpt. fol. 42-43, éditio anni 1557.

Oppia, on verra qu'elle défend aux dames romaines de porter des habits de différentes couleurs; d'avoir dans leur parure des ornemens qui excédassent la valeur d'une demi-once d'or, et de se faire porter dans un chariot à deux chevaux plus près de Rome que d'un mille, à moins que ce ne fût pour assister à quelque sacrifice. La loi Orchia régloit le nombre des convives qu'on pouvoit inviter à un festin; et la loi Phannia ne permettoit pas d'y dépenser plus de cent asses, centenos æris: ce qui revenoit environ à cinquante sous de notre monnoie. Enfin la loi Cornelia fixoit à une somme encore plus modique la dépense qu'on pouvoit faire aux funérailles: tous rẻglemens qui pourront paroître peu dignes de la grandeur et de la puissance à laquelle les Romains étoient déja parvenus, mais qui, en éloignant le luxe des familles particulières, faisoient la force et la sûreté de l'État.

A la faveur de cette pauvreté volontaire, et d'une vie laborieuse, la république n'élevoit dans son sein que des hommes forts, robustes, pleins de valeur, et qui, n'attendant rien les uns des autres, conservoient dans une indépendance réciproque la liberté de la patrie. Ce furent ces illustres laboureurs qui, en moins de trois cents ans, assujettirent les peuples les plus belliqueux de l'Italie, défirent des armées prodigieuses de Gaulois, de Cimbres, et de Teutons, et ruinèrent la puissance formidable de Carthage.

Mais après la destruction de cette rivale de Rome,

les Romains, invincibles au-dehors, succombèrent sous le poids de leur propre grandeur.

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L'amour des richesses et le luxe entrèrent dans Rome avec les trésors des provinces conquises: et cette pauvreté et cette tempérance, qui avoient formé tant de grands capitaines, tombèrent dans le mépris.

Foecunda virorum

Paupertas fugitur.

LUCAN, lib. 1, v. 165.

Et ce qui est de plus surprenant, c'est, dit Velleius Paterculus, que ce ne fut pas même par degrés, mais tout-à-coup, que se fit un si grand changement, et que les Romains se précipitèrent dans le luxe et dans la mollesse: (1) Sublatá imperii æmuld, non gradu, sed præcipiti cursu, à virtute descitum, ad vitia transcursum. Les voluptés prirent la place de la tempérance; l'oisiveté succéda au travail, et l'intérêt particulier éteignit ce zèle et cette ardeur que leurs ancêtres avoient fait paroître pour l'intérêt public.

En effet, il semble que ce soit une autre nation qui va paroître sur la scène. Une corruption générale se répandit bientôt dans tous les Ordres de l'État. La justice se vendoit publiquement dans les tribunaux; on consignoit sur la place pour acheter les

(1) Vell. Pat. lib. II, cap. 1.

suffrages du peuple; et les consuls, après avoir acquis cette grande dignité par leurs brigues, ou à prix d'argent, n'alloient plus à la guerre que pour s'enrichir des dépouilles des nations, et souvent pour ravager eux-mêmes les provinces qu'ils eussent dû conserver et défendre.

De là vinrent les richesses immenses de quelques généraux. Qui pourroit croire qu'un citoyen romain, que Crassus ait eu plus de sept mille talents de bien (1)? Je ne parle point des trésors que Lucullus rapporta de l'Asie, et Jules - César des Gaules. Le premier, à son retour, fit bâtir des palais et y vécut avec une magnificence et une délicatesse que les anciens rois de Perse auroient eu bien de la peine à imiter; et César, plus ambitieux, outre un grand nombre d'officiers et de soldats qu'il enrichit par des libéralités intéressées, se servit encore de l'argent des Gaulois pour corrompre les premiers de Rome, et acheter la liberté de sa patrie.

Il falloit que les provinces fournissent à ces dépenses immenses. Les généraux, sous prétexte de faire subsister leurs troupes, s'emparoient des revenus de la république : et l'État s'affoiblissoit à proportion que les particuliers devenoient puissans.

Outre les tributs ordinaires, les commandans exigeoient tous les jours de nouvelles sommes, ou à titre de présens, à leur entrée dans la province, ou

(1) Dix millions cinq cent mille livres.

par forme d'emprunt; souvent même on ne cherchoit plus de prétextes; c'étoit assez pour piller le peuple, et pour établir de nouveaux impôts, que de leur donner de nouveaux noms (1). Cujus modo rei nomen reperiri poterat, hoc satis esse ad cogendas pecunias. Et ce qui étoit encore plus insupportable, c'est que pour avoir de l'argent comptant, on remettoit la levée de ces tributs extraordinaires à des publicains, qui, sous prétexte d'avoir avancé leurs deniers, doubloient les dettes des provinces, et absorboient, par des usures énormes, les revenus de l'année suivante.

Toutes ces richesses fondoient à Rome; des fleuves d'or, ou pour mieux dire, le plus pur sang des peuples y couloit de toutes les provinces, et y portoit un luxe affreux. On voyoit s'élever tout-à-coup, et comme par enchantement, de superbes palais, dont les murailles, les voûtes, et les plafonds étoient dorés. Ce n'étoit pas assez que les lits et les tables fussent d'argent, il falloit encore que ce riche métal fût gravé, ou qu'il fût orné de bas-reliefs de la main des plus excellens ouvriers.

O pater urbis !

Unde nefas tantùm latiis pastoribus!

JUVEN sat. II, v. 126.

C'est de Séneque que nous apprenons un changement si surprenant dans les mœurs des Romains, et

(1) Cæs. de Bel. civil. lib. III, cap. 32.

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