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ARTICLE I.
Ariftote,

ou LES NATURES ACTIVES.

ARISTOTE entrant dans la carriere philofophique,commença par abattre tout ce qui avoit été fait avant lui. Il fit mainbaffe fur l'unité d'Élée, fur les nombres de Pythagore, fur les atômes de Démocrite, fur les idées de Platon fon maître, fur le deftin d'Héraclite; (car les Stoïciens n'avoient pas encore paru (1), pour mettre à la place quels principes? Nous voici déja arrêtés.

Comment peut-on les démêler dans fes écrits, qu'il a rendus d'un accès fi difficile, que même de fon temps, & de fon aveu, on ne pouvoit y rien comprendre, fi on n'avoit pas entendu fes leçons? Car c'est lui même qui en parle ainfi dans une lettre à Alexandre. Ce prince paroiffoit mécontent (1) Phyf. 1. 3. 4.

de ce que le Philofophe avoit donné au public fes leçons fecrettes. Elles font don»nées, lui répond Ariftote, & ne le font » point; car ceux qui ne m'auront point en» tendu,ne pourront y rien comprendre(1)..

Platon fe cachoit dans les replis d'un long dialogue; Socrate, dans le ton équivoque d'une ironie férieuse; les Pythagoriciens, dans leurs expreffions fymboli ques; ceux d'Élée, dans les fubterfuges de la fophiftique; Héraclite, dans fes ténebres chéries: Ariftote trouva le moyen nouveau de paroître dire fa pensée fimplement, fans détour, & d'avoir toutefois, comme les autres, une doctrine publique & des fecrets d'école. Il ufe d'expreffions propres ; mais elles font quelquefois fi courtes ou fi vagues, qu'il faut la plus grande attention pour en faifir le fens, & pour ne pas l'échapper quand on l'a faifi. Il définit souvent; mais fes définitions les plus fondamentales font fi abftraites, fi générales, d'un fens fi vague, qu'il en eft peu qui (1) Aulu-Gel. 20..59

n'aient produit des volumes de commentaires, n'y eût-il que celles de la Nature & du Mouvement. Il donne des exemples; mais l'application n'en est pas toujours aifée. Il a des conftructions hardies, des ellipfes fréquentes, des mots fattices qui comprennent un grand nombre d'idées abftraites, difficiles à embraffer, plus difficiles à déterminer ; enfin on trouve chez lui des contradictions réelles ou apparen→ tes, foit par oubli, ou à dessein, ou par changement d'opinion.

Qu'on joigne à ces caufes d'obscurité, celles qui tiennent à la matiere, qui fera toujours obscure par elle-même, fous la diction la plus claire : celles qui viennent du travail des vers, qui fe font exercés pendant cent trente ans fur fes écrits, enterrés dans un caveau : celles du travail des copistes & des éditeurs, qui ont voulu corríger par conjecture ce qu'ils n'entendoient pas, ou fuppléer de génie ce qui leur paroiffoit manquer: celles qui viennent des commentateurs, qui ont accablé le texte

de leurs propres penfées : enfin qu'on y joigne les fuppofitions de plufieurs livres, qui ne font peut-être pas d'Ariftote, Ia fuppreffion de plufieurs autres, qui p.utêtre font de lui, les interpolations, les tranfpofitions... toutes ces caufes réunies prouvent bien qu'on peut dire avec Thémiftius, qu'il y auroit de la folie à espérer de déchiffrer entierement un texte fi énigmatique, & de trouver une clé que l'auteur avoit d'abord cachée lui-même avec tant de foin, & que la rouille des temps & les accidens de toutes efpeces ont fait entierement difparoître.

Le fiecle d'Ariftote n'étoit plus celui où il avoit été permis aux Philofophes d'avouer leur ignorance, & de dire que la vérité étoit au fond du puits. La Philofophie étoit devenue un état, qu'il falloit foutenir dans l'opinion publique. Il falloit de toute néceffité, que quiconque entreprenoit de devenir chef de fecte, parût favoir ce que les autres avoient ignoré.

Pour cela, on renverfoit d'abord tous

les fyftêmes des Philofophes antérieurs. Cela étoit aifé quand ils avoient tort; & ils l'avoient fouvent, finon en tout, du moins en partie. Quand ils avoient raison, on préfentoit leur doctrine dans un jour peu favorable. On ajoutoit, on retranchoit, en un mot on plaçoit ces adverfaires trop pen commodes dans des pofi2 tions où ils ne pouvoient pas tenir ; & quand ils étoient terraffés au pied du nouveau maître, celui-ci, glorieux de fa victoire, s'approprioit les dépouilles des vaincus, & regnoit feul, fans concurrens ; à peu près, dit Bacon, comme les empereurs Ottomans, qui égorgent leurs freres, pour regner avec plus de fécurité : Ariftotelem more Ottomanorum putaviffe regnare fe tutò haud poffe, nifi fratres fuos omnes contrucidaffet (1).

Ariftote n'eft pas le feul qui ait employé cette rufe peu philofophique. Qui le croiroit? Zénon, le fage Zénon, chef des Stoïciens; Épicure, qui fe piquoit fur toutes (1) De Augm. fcient. 3. 4.

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