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Vous n'imagineriez pas à quel point va cette délicateffe. L'Auteur de notre Tragédie de Manlius prit fon fujet de la Piece Angloife de M. Otway, intitulée, Venife fauvée. Le fujet eft tiré de Hiftoire de la conjuration du Marquis de Bedemar, écrite par l'Abbé de S. Réal; & permettez- Comparaimoi de dire en paffant que ce morceau d'Hiftoire, égal peut-être à Salufte, eft fort au-deffus & de la Piéce d'Otway & de notre Manlius.

fon de Man

lius de M. de

avec la Ve

nife fauvée

de M. Ot

Prémierement, vous remarquez le préjuge qui a forcé l'Auteur François à déguiser fous des noms way. Romains une avanture connue, que l'Anglois a traitée naturellement fous les noms véritables. On n'a point trouvé ridicule au Théâtre de Londres, qu'un Ambaffadeur Espagnol s'appellât Bedemare; & que des conjurez euffent le nom de Jaffier, de Jacques-Pierre, d'Eliot; cela feul en France eût pû faire tomber la Piéce.

Mais voyez qu'Otway ne craint point d'affembler tous les Conjurez. Renaud prend leurs fermens, affigne à chacun fon pofte, prefcrit l'heure du carnage, & jette de temps en temps des regards inquiets & foupçonneux fur Jaffier dont il fe défié. Il leur fait à tous ce difcours patétique, traduit mot pour mot de l'Abbé de S. Réal.

Famais repos fi profond ne précéda un trouble fi grand. Notre bonne deftinée a aveuglé les plus clairs-voyans de tous les hommes, raffuré les plus timides, endormi les plus soupçonneux, confondu les plus fubtils: nous vivons encore, mes chers amis.. nous vivons, & notre vie fera bien-tôt funefte aux tyrans de ces lieux, &c.

Qu'a fait l'Auteur François? Il a craint de hazarder tant de Perfonnages fur la Scène; il fe contente de faire réciter par Renaud fous le nom de Rutile, une foible partie de ce même difcours qu'il vient, dit-il, de tenir aux Conjurez. Ne fentezvous pas par ce feul expofé combien cette Scène

Examen de
Jules Cefar

de Shake-
fper.

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Angloife eft au-deffus de la Françoise, la Piéce d'Otway fût-elle d'ailleurs monftrueufe.

tens pas

Avec quel plaifir n'ai-je point vû à Londre votre Tragédie de Jules Cefar, qui depuis cent cinquante années fait les délices de votre Nation? Je ne préaffurément approuver les irrégularites barbares dont elle eft remplie. Il eft feulement étonnant qu'il ne s'en trouve pas davantage dans un ouvrage compofé dans un fiécle d'ignorance, par un homme qui même ne fçavoit pas le Latin, & qui n'eut de Maître que fon génie; mais au milieu "de tant de fautes groffieres, avec quel raviffement je voyois Brutus tenant encore un poignard teint du fang de Céfar, affembler le Peuple Romain, & lui parler ainfi du haut de la Tribune aux Harangues.

Romains, compatriotes, amis, s'il eft quelqu'un de vous qui ait été attaché à Céfar, qu'il fache que Brutus ne l'étoit pas moins: Oui, je l'armois, Romains, & fi fi vous me demandez pourquoi j'ai verfé fon fang, c'est que j'aimois Rome davantage.

Vou

driez-vous voir Céfar vivant, & mourir fes efclaves, plutôt que d'acheter votre liberté par sa mort ? Céfar étoit mon ami, je le pleure, il étoit heureux, j'applaudis à fes triomphes; il étoit vaillant, je l'honore; mais il étoit ambitieux, je l'ai tué.

Ya-t-il quelqu'un parmi vous affez lâche pour regretter la fervitude. S'il en est un feul, qu'il parle, qu'il fe montre; c'est lui que j'ai offenfé: Y a-t-il quelqu'un affez infame pour oublier qu'il eft Romain? Qu'il parle, c'eft lui feul qui eft mon ennemi.

CHOEUR DES ROMAINS.

Perfonne; Nou, Brutus, perfonne.

BRUTUS.

Ainfi donc je n'ai offenfe perfonne. Voici le corps du Dictateur qu'on vous apporte; les derniers de

voirs lui feront rendus par Antoine, par cet Antoine, qui n'ayant point eu de part au châtiment de Céfar, en retirera le même avantage que moi & que chacun de vous, le bonheur inestimable d'être libre. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire : J'ai tué de cette main mon meilleur ami pour le falut de Rome; je garde ce même poignard pour moi, quand Rome demandera ma vie.

LE CHOE U R.

Vivez, Brutus, vivez à jamais.

Après cette Scène, Antoine vient émouvoir de pitié ces même Romains, à qui Brutus avoit inspiré fa rigueur & fa barbarie. Antoine par un difcours artificieux ramene infenfiblement cès efprits fuperbes, & quand il les voit radoucis, alors il leur montre le corps de Céfar, & fe fervant des figures les plus pathétiques, il les excite au tumulte & à la yangeance.

Peut-être les François ne fouffriroient pas que l'on fît paroître fur leur Theâtre un Choeur compofé d'Artisans & de Plêbeïens Romains; que le corps fanglant de Céfar y fût expofé aux yeux du peuple, & qu'on excitât ce peuple à la vangeance du haut de la Tribune aux Harangues; c'eft à la Coutume qui eft la Reine de ce monde, à changer le goût des Nations, & à tourner en plaifir les objets de notre aversion.

par fa chute,

horribles chez les Grecs,

Les Grecs ont hazardé des Spectacles non moins Spectacles révoltans pour nous. Hippolite brisé vient compter fes bleffures & pouffer des cris douloureux. Philoctete tombe dans ces accès de fouffrance, un fang noir coule de fa playe. OEdipe couvert du fang qui dégoute encore des reftes de fes yeux qu'il vient d'arracher, fe plaint des Dieux & des hommes. On entend les cris de Clitemneftre que fon propre fils égorge; & Electre crie

fur le Théâtre: Frappez, né l'épargnez pas, elle n'a pas épargné notre pere. Prometée eft attaché fur un Rocher avec des cloux qu'on lui enfonce dans l'eftomac & dans les bras. Les furies répondent à l'ombre fanglante de Clitemneftre par des hurlemens fans aucune articulation. Beaucoup de Tragédies Grecques, en un mot, font remplies de cette terreur portée à l'excès.

Je fçai bien que les Tragiques Grecs, d'ailleurs fuperieurs aux Anglois, ont erré en prenant fouvent l'horreur pour la terreur, & le dégoûtant & l'incroyable pour le tragique & le merveilleux. L'Art étoit dans fon enfance à Athènes du temps d'Achille, comme à Londres du temps de Shakefpear; mais parmi les grandes fautes des Poëtes Grecs, & même des vôtres, on trouve un vray pathétique & de finguliéres beautez; & fi quelques François qui ne connoiffent les Tragédies & les mœurs étrangeres que par des traductions & fur des oüi-dire, les condamnent fans aucune reftriction, ils font, ce me femble, comme des aveugles, qui affureroient qu'une roze ne peut avoir de couleurs vives, parce qu'ils en compteroient les épines

à tâtons.

Mais fi les Grecs & vous, vous paffez les bornes de la bienféance, & fi furtout les Anglois ont donné des fpectacles effroyables, voulant en donner de terribles; nous autres François auffi fcrupuleux que vous avez été temeraires, nous nous arrétons trop de peur de nous emporter, & quelquefois nous n'arrivons pas au tragique, dans la crainte d'en paffer les bornes.

Je fuis bien loin de propofer que la Scène devienne un lieu de carnage, comme elle l'eft dans Shakespear, & dans fes fucceffeurs, qui n'ayant pas fon génie, n'ont imité que fes defauts; mais j'ofe croire qu'il y a des fituations qui ne paroiffent encore que dégoûtantes & horribles aux François, &

qui bien ménagées, représentées avec art, & furtout adoucies par le charme des beaux vers, pourroient nous faire une forte de plaifir, dont nous ne nous doutons pas.

Il n'eft point de ferpent ni de monftre odieux,

Qui par l'Art imité ne puiffe plaire aux yeux.

Du moins que l'on me dife pourquoi il eft permis à nos Héros & à nos Héroïnes de Théâtre de fe tuer, & qu'il leur eft défendu de tuer perfonne? La Scène eft-elle moins enfanglantée par la mort d'Atalide qui fe poignarde pour fon Amant, qu'elle ne le feroit par le meurtre de Céfar? Et fi le spectacle du fils de Caton qui paroît mort aux yeux de fon pere, eft l'occafion d'un difcours admirable de ce vieux Romain, fi ce morceau a été applaudi en Angleterre & en Italie par ceux qui font les plus grands partifans de la bienféance Françoise, files femmes les plus délicates n'en ont point été choquées, pour quoi les François ne s'y accoutumeroient-ils pas? la nacure n'eft-elle pas la même dans tous les hommes ?

Toutes ces loix de ne point enfanglanter la Scène, Bienféances de ne point faire parler plus de trois Interlocu- & unitez. teurs, &c. font des loix qui, ce me femble, pourroient avoir quelques exceptions parmi nous, comme elles en ont eu chez les Grecs; il n'en est pas des regles de la bienséance toujours un peu arbitraire, comme des régles fondamentales du Théâtre qui font les trois unitez. Il y auroit de la foibleffe & de la ftérilité à étendre une action au-delà de l'efpace du tems & du lieu convenables. Demandez à quiconque aura inféré dans une Piéce trop d'événemens, la raison de cette faute: s'il eft de bonne foi il vous dira qu'il n'a pas eu affez de génie pour remplir fa Piéce d'un feul fait, & s'il prend deux jours & deux villes pour fon action, croyez que

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