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m'encouragiez à continuer un Ouvrage fufceptible de fi grands fentimens.

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Souffrez donc que je vous préfente Brutus, quoiqu'écrit dans une autre langue, à vous docte fermones utriufque linguæ, à vous qui me donneriez des leçons de François, auffi-bien que d'Anglois, à vous qui m'apprendriez du moins à rendre à ma langue cette force & cette énergie qu'inspire la noble liberté de penfer; car les fentimens vigoureux de l'ame paffent toujours dans le langage, & qui pense fortement, parle de même,

De la rime

Ce qui m'effraya le plus en rentrant dans cette & de la dif- carriere, ce fut la févérité de notre Poëfie, & ficulté de la Verfificati- l'esclavage de la rime. Je regrettois cette heureuse onFrançoife, liberté que vous avez d'écrire vos Tragédies en vers non rimez, d'allonger, & furtout d'accourcir prefque tous vos mots, de faire enjamber les vers les uns fur les autres, & de créer dans le befoin des termes nouveaux, qui font toujours adoptez chez vous, lorfqu'ils font fonores, intelligibles & néceffaires. Un Poëte Anglois, difois-je, eft un homme libre qui affervit fa Langue à fon génie; le François eft un efclave de la rime, obligé de faire quelque fois quatre vers, pour exprimer une pensée qu'un Anglois peut rendre en une feule ligne.

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De

Je vous avoue, MY LORD, qu'à mon retour d'Angleterre où j'avois paffé deux années dans une étude continuelle de votre Langue, je me trouvai embaraffe lorfque je voulus compofer une Tragédie Françoife. Je m'étois prefque accoutumé à penfer en Anglois, je fentois que les termes de ma Langue ne venoient plus fe préfenter à mon imagination avec la même abondance qu'auparavant; c'étoit comme un ruiffeau dont la fource avoit été détournée; il me fallut du tems & de la peine pour le faire couler dans fon premier lit. Je compris bien alors que pour réüfir dans un art, il le faut cultiver toute fa vie.

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L'Anglois dit tout ce qu'il veut, le François ne dit que ce qu'il peut. L'un court dans une carriere vafte, & l'autre marche avec des entraves dans un chemin gliffant & étroit.

Malgré toutes ces réfléxions & toutes ces plaintes, nous ne pourrons jamais fecouer le joug de la rime, elle eft effentielle à la Poëfie Françoife. Notre Langue ne comporte point d'inverfions, nos Vers ne fouffrent point d'enjambement: Nos fyllabes ne peuvent produire une harmonie fenfible par leurs mefures longues ou bréves: Nos céfures, & un certain nombre de pieds ne fuffiroient pas pour diftinguer la Profe d'avec la Verfification; la rime eft donc néceffaire aux vers François.

De plus, tant de Grands Maîtres qui ont fait des vers rimez, tels que les Corneilles, les Racines, les Defpreaux, ont tellement accoutumé nos oreilles à cette harmonie, que nous n'en pourrions pas fupporter d'autre ; & je le répéte encore, quiconque voudroit fe délivrer d'un fardeau qu'a porté le Grand Corneille, feroit regardé avec raison, non > pas comme un génie hardi qui s'ouvre une route nouvelle, mais comme un homme très-foible qui ne peut pas fe foutenir dans l'ancienne carriere.

On a tenté de nous donner des Tragédies en Profe; mais je ne crois pas que cette entreprise puiffe déformais réüffir; qui a le plus ne fçauroit se contenter du moins. On fera toujours mal venu à dire au Public, je viens diminuer votre plaifir. Si au milieu des Tableaux de Rubens ou de Paul Veroneze, quelqu'un venoit placer fes deffeins au crayon, n'auroit-il pas tort de s'égaler à ces Peintres? On eft accoutumé dans les Fêtes à des Danfes & à des Chants. Seroit-ce affez de marcher & de parler, fous prétexte qu'on marcheroit & qu'on parleroit bien, & que cela feroit plus aifé & plus naturel ?

Tragedies en Profe.

Voilà pourquoi il eft plus aifé de faire cent vers en toute autre Langue, que quatre vers en FranExemples çois. L'exemple de notre Abbé Regnier Defmade la diffi- rets de l'Académie Françoife & de celle de la Crufca, en eft une preuve bien évidente. Il traduifit Anacréon en Italien avec fuccès, & fes vers François font, à l'exception de deux ou trois Quatrains, au rang des plus médiocres. Notre Ménage étoit dans le même cas, & combien de nos beaux Efprits ont fait de très-beaux vers Latins, & n'ont pû être fupportables en leur Langue?

culté des Vers François.

Je fçai combien de difputes j'ai effuyées fur notre verfification en Angleterre, & quels reproches me fait fouvent le fçavant Evêque de Rochester fur cette contrainte puérile qu'il prétend que nous nous impofons de gayeté de coeur. Mais foyez perfuadé, MY LORD, que plus un Etranger connoîtra notre Langue, & plus il fe réconciliera avec cette rime qui l'effraye d'abord. Non feulement elle eft néceffaire à notre Tragédie, mais elle embellit nos Comédies même. Un bon mot en

La rime

plaît aux

François

même dans

Il y a grande apparence qu'il faudra toujours des vers fur tous les Théâtres Tragiques, & de plus toujours des rimes fur le nôtre. C'est même à cette contrainte de la rime, & à cette févérité ex-, trême de notre verfification que nous devons ces excellens ouvrages que nous avons dans notre Langue.

Nous voulons que la rime ne coûte jamais rien aux penfées, qu'elle ne foit ni triviale ni trop recherchée; nous exigeons rigoureufement dans un vers la même pureté, la même éxactitude que dans la Profe. Nous ne permettons pas la moindre licence; nous demandons qu'un Auteur porte fans discontinuer toutes ces chaînes, & cependant qu'il paroiffe toujours libre, & nous ne reconnoiffons pour Poëtes que ceux qui ont rempli toutes ces conditions.

les Come

dies.

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vers en eft retenu plus aifément; les portraits de la vie humaine feront toujours plus frappans en vers qu'en profe, & qui dit Vers en François, dit néceffairement des vers rimez: en un mot nous avons des Comédies en Profe du célébre Moliere, que l'on a été obligé de mettre en vers après la mort, & qui ne font plus jouées que de cette maniere nouvelle.

Ne pouvant, MYLORD, hazarder fur le Charactere Théâtre François des vers non rimez, tels qu'ils du Théâtre font en ufage en Italie & en Angleterre, j'aurois du Anglois, moins voulu tranfporter fur notre Scène certaines beautez de la vôtre. Il eft vrai, & je l'avoue, que le Théâtre Anglois eft bien défectueux: J'ai entendu de votre bouche, que vous n'aviez pas une bonne Tragédie; mais en récompenfe dans ces Pieces fi monftrueuses, vous avez des Scènes admirables. Il a manqué jufqu'à présent à prefque tous les Auteurs Tragiques de votre Nation, cette pureté, cette conduite réguliere, ces bienséances de l'action & du ftile, cette élégance, & toutes ces fineffes de l'Art, qui ont établi la réputation du Théâtre François depuis le Grand Corneille. Mais vos Piéces les plus irrégulieres ont un grand mérite, c'est celui de l'action.

Nous avons en France des Tragedies eftimées, qui font plutôt des converfations qu'elles ne font la représentation d'un événement. Un Auteur Italien m'écrivoit dans une Lettre fur les Theâtres "Un critico del noftro Paftor fido diffe che quel "componimento era un riaffunto di belliffimi Ma"drigali, credo, fe viveffe, che direbbe delle Tra"gedie Francefi, che fono un riaffunto di belle "elegie & fontuofi Epitalami.

J'ai bien peur que cet Italien n'ait trop raison. Notre délicateffe exceffive nous force quelquefois à mettre en récit ce que nous voudrions expofer aux yeux. Nous craignons de hazarder fur la Scène

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Défauts du
Theâtre
François.

Exemple du Caton Anglois

des Spectacles nouveaux devant une Nation ac coutumée à tourner en ridicule tout ce qui n'eft pas d'ufage.

L'endroit où l'on jouë la Comédie, & les abus qui s'y font gliffez, font encore une cause de cette fechereffe qu'on peut reprocher à quelques unes de nos Pieces. Les bancs qui font fur le Théâtre deftinez aux Spectateurs, rétréciffent la Scène, & rendent toute action prefque impraticable. Ce défaut eft caufe que les Décorations tant recommandées par les Anciens, font rarement conve nables à la Piéce. Il empêche fur tout que les Acteurs ne paffent d'un appartement dans un autre aux yeux des Spectateurs, comme les Grecs & les Romains le pratiquoient fagement pour conferver à la fois l'unite de lieu & la vrai-femblance.

Comment oferions-nous fur nos Théâtres faire paroître, par exemple, l'ombre de Pompée, ou le génie de Brutus, au milieu de tant de jeunes gens qui ne regardent jamais les chofes les plus ferieufes que comme l'occafion de dire un bon mot ? Comment apporter au milieu d'eux fur la Scène, le corps de Marcus, devant Caton fon pere, qui s'écrie: "Heureux jeune homme, tu es mort pour ton "pays! O mes amis, laiffez-moi compter ces glo"rieufes bleffures! Qui ne voudroit mourir ainfi

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pour la patrie? Pourquoi n'a-t-on qu'une vie à « lui facrifier!.... mes amis ne pleurez point "ma perte, ne regrettez point mon fils, pleurez "Rome, la maitreffe du monde n'eft plus, ô li"berté! ô ma patrie! . . . ô vertu ! &c.

Voilà ce que feu M. Addiffon ne craignit point de faire representer à Londres; voilà ce qui fut joué, traduit en Italien, dans plus d'une Ville d'Italie. Mais fi nous hazardions à Paris un tel fpectacle, n'entendez-vous pas déja le Parterre qui fe récrie? Et ne voyez-vous pas nos femmes qui détournent la tête?

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