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YUAN TSEU-TS'AI, SA VIE ET SES ŒUVRES.

PAR

CAMILLE IMBAULT-HUART,

Vice-Consul de France.

AVANT-PROPOS.

La poésie chinoise est un champ vaste et fertile resté jusqu'ici presque inexploité. Peu de sinologues se sont occupés de cette partie difficile de la littérature chinoise, et ceux qui l'ont fait ont surtout pris pour sujet d'étude ce que j'appellerais la poésie classique, c'est-à-dire le Che-king ou Livre des Odes, le poëme Li-sao et les poésies de l'époque des T'ang. D'aucuns ont bien donné, par aventure, des traductions de chansons, romances ou morceaux populaires, mais ces fragmens et lambeaux, épars ci et là, ne peuvent permettre d'avoir une idée juste de la muse chinoise de nos jours. Jusqu'à cette heure, les savans semblent avoir regardé avec le mépris le plus profond la véritable poésie moderne.

Quiconque connait tant soit pen l'histoire littéraire de la Chine s'explique facilement ce dédain. Du petit au grand, tout dans ce pays n'est qu'an pastiche de l'antiquité; les temps anciens constituent son âge d'or: ce qui s'est fait à l'époque de Yu le Grand, de Yaô, de Choun, de Confucius, doit se faire

encore aujourd'hui*. Ainsi raisonne et parle tout bon et patriote Chinois; en industrie, en mécanique, en art militaire, en diplomatie, aussi bien qu'en littérature, il faut s'appliquer à imiter scrupuleusement les anciens. A ce prix seul on peut réussir. On n'écrit bien en chinois, ai-je dit ailleurst, que si l'on se rapproche le plus possible du style antique, et celui qui, d'expressions et d'allusions cueillies à droite et à gauche dans les Canoniques, les Classiques et les meilleurs ouvrages postérieurs, arrive à faire une sorte de mosaïque dont les raccords ne sont pas perceptibles à l'œil, celui-là fait preuve d'une vaste érudition et est réputé un maître dans l'art d'écrire. De même que les prosateurs se sont toujours plu et se plaisent encore à modeler leurs productions sur les immortels écrits de Confucius et de ses disciples, de même les poëtes ont fait et font aujourd'hui encore tous leurs efforts pour imiter les vers du Che-king et de l'époque de T'ang.

Dans le Livre des Odes, la poésie chinoise est en quelque sorte à l'état d'embryon: la Muse y est comme étouffée. On en suit le développement progressif, encore lent, épeuré, mesuré, dans les poëtes plus modernes, mais c'est sous la dynastie des T'ang qu'on la voit prendre tout-à-coup son essor et s'élever à une hauteur depuis inaccessible. Sans s'astreindre, en effet, à suivre pas à pas leurs devanciers, les chefs de l'école poétique des T'ang entrèrent plus d'une fois dans la voie de l'innovation et surent principalement donner à leurs pensées un vivant d'expression et une teinte de coloris qu'on chercherait en vain ailleurs. Ils eurent le mérite et l'honneur de fixer la poésie d'une façon définitive et d'en établir à jamais les règles. Li T'aï-po, Tou Fou, et les satellites moins brillans qui forment leurs cortège, ont eu le même sort chez les Chinois que La Fontaine, Corneille et Molière, chez nous. Ils sont devenus classiques: leurs œuvres sont restées de véritables modèles que les " Nourrissons postérieurs des Muses chinoises" n'ont pas cessé un seul instant de lire et d'étudier. Un choix de ces

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* Qu'on me permette de citer en passant les paroles suivantes de Bossuet au sujet de l'Egypte; elles s'appliquent aussi admirablement à la Chine: Une coutume Louvelle y était un prodige: tout s'y faisait toujours de même, et l'exactitude qu'on y avait à garder les petites choses, maintenait les grandes. Aussi n'y eut-il jamais de peuple qui ait conservé plus longtemps ses usages et ses lois" (Discours sur l Histoire Universelle, Révolu tions des Empires, chap. III).

+ Les instructions familières du Dr. Tchou Pô-lou, préface p. XIII.

poésies, ad usum Delphini, est religieusement mis entre les mains des écoliers pour leur apprendre à faire des vers, pour exercer leur mémoire et former leur goût. L'estime que la gent lettrée professe pour ces poëtes a été traduite dans le dicton suivant : Lisez les trois cents stances des T'ang:

Alors seulement vous pourrez faire des vers.

Sans aller jusqu'à prétendre d'une manière absolue que la poésie des Tang a été à la moderne ce que la grecque fut, en Europe, à la latine, on pourrait cependant, pour mieux faire sentir les attaches qui lient l'une à l'autre, employer la spirituelle et pittoresque expression que Victor Hugo appliquait nagnères à Virgile par rapport à Homère, et dire que la seconde est pour ainsi dire la lune de la première. Imiter la poésie du Che-king et des T'ang a été un devoir sacré pour tout poëte chinois que dis-je ? c'est encore celui des littérateurs de nos jours. Mais l'imitation n'est pas une : elle a des degrés; si elle a été servile pour certains poëtes sans imagination. sans talent, destinés à être emportés sans merci par la vague des ans, elle a été libre pour ceux qui ont mérité de passer à la postérité : ces derniers ne se sont pas attachés à la lettre des modèles et ont pris garde de produire un calque poétique. Ils n'ont vonlu mettre dans leurs vers qu'un pâle reflet des œuvres de la grande époque. On comprend dès lors comment les savans ont été fatalement attirés vers ces poésies célèbres, tant de fois vantées, tant de fois citées, et pourquoi ils les ont traduites en premier lieu : il fallait apprécier les modèles avant que de songer à aborder les imitateurs; il était de toute nécessité de traduire Homère avant que de feuilleter Virgile. Quiconque désire se livrer à l'étude de la poésie chinoise doit en effet commencer par la lecture du Che-king, de Li T'aï-pò et de Ton Fou: autrement, on ne serait jamais sûr d'en comprendre les finesses et les allusions. La science sinologique peut donc avec raison remercier les savans d'avoir entrepris la tâche ardue de faire connaître en Europe ces œuvres poétiques: mais elle ne saurait manquer de s'étonner, à bon droit, qu'ils se soient arrêtés brusquement dans le chemin où ils avaient fait leurs premiers pas, et qu'ils aient pu penser que les poëtes modernes ne méritaient pas d'être connus.

En effet si, chez nous, on admire les maîtres de la poésie latine du temps de César et d'Anguste, on n'en goûte pas moins les anteurs de la décadence; de même en Chine, on vénère en classiques Ton Fon et Li Tai-po, on les prend comme modèles de

style et d'élégance, mais on ne se lasse pas toutefois de lire et de relire les nombreuses pièces dues aux pinceaux brillans de Sou Che ou Sou Toung-po, de la dynastie des Soung (1036-1101), des empereurs K'ang-chi, Young-tcheng, Kien-loung, et de 7 Yuan Tseu-t'saï, l'un des plus célèbres écrivains de la dynastie actuelle.

Frappe, il y a bientôt deux ans, du peu d'estime que les sinologues semblaient avoir à l'endroit de la poésie chinoise, j'entrepris d'étudier la Chine poétique dans les trois phases de son histoire, à son éclosion dans le Che-king, durant son épanouissement sous les T'ang et pendant son étiolement successif sous les dynasties suivantes*. Après avoir parcouru, la plume à la main, les recueils classiques de Tou Fou et de Li T'ai-po, les collections volumineuses de Sou T'oung-po, de K'ang-chi, de Young-tcheng et de K'ien-loung, j'en vins à attaquer les essais poétiques de l'Académie de Souei-yuan (jardin de Soueï) dont le chef on le président fut ce Yuan Tseu-ts'aï que je viens de citer. Ce livre, fort prisé en Chine, où il a sa place sur les rayons d'une bibliothèque choisie, est, je crois, inconnu des sinologues du moins je ne sache pas que l'on ait jamais extrait et traduit quoique ce soit des huit t'aô ou volumes dont il se compose. Le nom même de celui qui y tient la place d'honnear passe peut-être ici pour la première fois sous les yeux du lecteur: Yuan Tseu-ts'aï est bien cité dans le petit dictionnaire biographique de Mayers, mais ce savant et regretté sinologue ne lui consacré que deux lignes d'un laconisme désespérant. Les autres ouvrages sur la Chine que j'ai été à même de consulter sont tous muets à son égard. Le hasard a fait que nul n'a encore songé à sonder la mine littéraire que Yuan et ses disciples nous ont laissée, et à en exploiter les richesses au profit de la science.

La lecture rapide que je fis d'abord du + Soueryuan san-che-tchoung (tel est le titre de ce recueil), me parut attrayante, mais, l'ayant recommencée peu après avec plus de soin,

*

"A Chinese writer in his preface to a collection of poems, compares the progress of poetry in China, to the gradual growth of a tree. The celebrated She-king he compares to the roots; when Soo and Le (f) flourished, the buds appeared; in the time of Kien-ngan

(ef. Mayers, Manual, No. 759) there were abundance of leaves, but during the dynasty Tang, many reposed under the shade of this tree and there were rich supplies of flowers and fruit," Morrison, Grammar, Serampore, 1815.

je la trouvai fort intéressante, non seulement par ce qu'elle m'ouvrait une percée sur la poésie et la littérature modernes, mais aussi parce qu'elle m'enseignait un chapitre curieux et jusqu'ici inédit de l'histoire littéraire de la Chine.

C'est ce chapitre que j'ai essayé d'esquisser rapidement dans les pages qui suivent, en faisant connaître pour la première fois un émule et un rival en poésie des empereurs K'ang-chi et K'ien-loung, et en signalant l'influence qu'un des plus illustres écrivains de la dynastie des Ts'ing eut sur la littérature de son temps. Au cours de cette étude succinte, j'ai tenté de tracer un crayon fidèle de Yuan Tseu-ts'aï et d'indiquer les traits les plus saillans et les plus expressifs de sa physionomie littéraire et morale* : je me réserve de m'étendre plus tard sur ses ouvrages eux-mêmes et d'en traduire de nombreux fragmens. Les poésies qui accompagnent cet article suffiront au lecteur impartial, je l'espère, pour apprécier sainement et en connaissance de cause le talent du poëte, et pour reconnaître que la poésie moderne ne mérite pas l'oubli dans lequel on l'a trop longtemps laissée et qu'elle a autant de droits que celle des T'ang à passer dans nos langues européennes.

I.

Yuan Tseu-ts'aï naquit dans les dernières années du règne de l'empereur K'ang-chi, le contemporain et le rival asiatique de Louis XIV, en 1716, dans le district de Ts'ièn-t'ang qui forme avec celui de Jèn-hô la ville de Hang-tchéon, Yuan était son sing

capitale de la province du Tche-kiangt.

* "On ne peut tout dire de chaque auteur; il n'est besoin que d'en dire assez pour bien marquer le sens de sa manière, et donner au lecteur l'envie d'en savoir plus en recourant à l'original; mais il faut. à la rigueur, lui en avoir déjà offert et servi un assez ample choix (d'extraits) pour que, même sans aller s'informer au delà, il en garde un souvenir propre, et attache au nom connu une idée précise (Sainte-Beure)." Ce passage de notre grand critique eft pu être l'épigraphe de cette étude.

+ Les détails biographiques mis en œuvre dans ce travail sont principalement extraits de l'ouvrage intitulé Kouô-tch'aôsien-tcheng-che-liô, Biographies des Hommes Celebres de la dynastie actuelle, par 李元度 Li Yuan-ton, surnommé 次 Tseu-tsing, de 平江 Ping-kiang. Cet utile recueil, sorte de Bouillet chinois, est divisé en 60 livres et comprend plus de mille biographies. L'article consacré à notre poëte sous le titre de Yuan-kien-tchaï-siên-cheng

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