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Timocrate avoit tout à craindre, en voulant faire périr ce Chef au milieu d'une armée qui l'aimoit avec tant de paffion. Mais l'ambition furieufe eft aveugle. Timocrate ne trouvoit rien de difficile pour contenter Protefilas, avec lequel il s'imaginoit gouverner absolument après la mort de Philocles. Protefilas ne pouvoit fouffrir un homme de bien, dont la seule vûe étoit un reproche fecret de fes crimes, & qui pouvoit en m'ouvrant les yeux renverfer fes projets.

Timocrate s'affura de deux Capitaines qui étoient fans ceffe auprès de Philocles; il leur promit de ma part de grandes récompenfes, & enfuite il dit à Philocles qu'il étoit venu pour lui dire par mon ordre des chofes fecrettes, qu'il ne devoit lui confier qu'en préfence de ces deux Capitaines. Philocles fe renferma avec eux & avec Timocrate. Alors Timocrate donna un coup de poignard à Philocles : le coup gliffa, & n'enfonça guére avant. Philocles fans s'étonner lui arracha le poignard, & s'en fervit contre lui & contre les deux autres. En même tems il cria, on accourut, on enfonça la porte, on dégagea Philocles des mains de ces trois hommes, qui étant troublez l'avoient attaqué foiblement : ils furent pris, & on les auroit d'abord déchirez, tant l'indignation de l'armée étoit grande, fi Philocles n'eut arrêté la multitude. Enfuite il prit Timocrate en particulier, & lui demanda avec douceur, qui l'avoit obligé à commettre une action fi noire. Timocrate qui craignoit qu'on ne le fît mourir, fe hâta de montrer l'ordre que je lui avois donné par écrit de tuer Philocles ; & comme les traî

tres font toujours lâches, il fongea à fauver sa vie en découvrant à Philocles toute la trahifon de Protefilas.

Philocles effrayé de voir tant de malice dans les hommes, prit un parti plein de modération : il déclara à toute l'armée que Timocrate étoit innocent, il le mit en fûreté, & le renvoya en Crete; il ceda le commandement de l'armée à Polimene, que j'avois nommé dans mon ordre écrit de ma main,pour commander quand on auroit tué Philocles. Enfin il exhorta les troupes à la fidelité qu'ils me devoient, & paffa pendant la nuit dans une legere barque, qui le conduifit dans l'ifle de Samos, où il vit tranquilement dans la pauvreté & dans la folitude, travaillant à faire des statues pour gagner sa vie, ne voulant plus entendre parler des hommes trompeurs & injuftes,mais furtout des Rois, qu'il croit les plus malheureux & les plus aveugles de tous les hommes.

En cet endroit Mentor arrêta Idomenée:Hé bien,ditil, fûtes-vous longtems à découvrir la vérité ? Non, répondit Idomenée, je compris peu à peu les artifices de Protefilas & de Timocrate; ils fe brouillérent même; car les méchans ont bien de la peine à demeurer unis. Leur divifion acheva de me montrer le fond de l'abîme où ils m'avoient jetté. Hé bien,reprit Mentor, ne prîtes-vous point le parti de vous défaire de l'un & de l'autre ? Helas! répondit Idomenée, eft-ce que vous ignorez la foibleffe & l'embarras des Princes? Quand ils font une fois livrez à des hommes qui ont l'art de fe rendre néceffaires, ils ne peuvent plus espérer aucune liberté. Ceux qu'ils méprifent le plus,

font ceux qu'ils traitent le mieux, & qu'ils comblent de bienfaits : j'avois horreur de Protefilas, & je lui laiffois toute l'autorité. Etrange illufion! Je me favois bon gré de le connoître, & je n'avois pas la force de reprendre l'autorité que je lui avois abandonnée. D'ailleurs je le trouvois commode, complaisant, industrieux pour flater mes paffions, ardent pour mes interêts. Enfin j'avois une raison pour m'excufer en moi-même de ma foibleffe, c'eft que je ne connoiffois pas de véritable vertu, faute d'avoir fçu choisir des gens de bien qui conduisissent mes affaires : je croiois qu'il n'y en avoit pas fur la terre, & que la probité étoit un beau fantôme. Qu'importe, difoisje, de faire un grand éclat, pour fortir des mains d'un homme corrompu, & pour tomber dans celles de quelqu'autre qui ne fera ni plus défintereffé, ni plus fincere que lui. Cependant l'armée navale commandée par Polimene revint. Je ne fongeai plus à la conquête de l'ifle de Carpathie, & Protefilas ne put diffimuler si profondement que je ne découvriffe combien il étoit affligé de favoir que Philocles étoit en fûreté dans Samos

Mentor interrompit encore Idomenée pour lui demander s'il avoit continué, après une fi noire trahifon, à confier toutes les affaires à Protefilas. J'étois, lui répondit Idomenée, trop ennemi des affaires & trop inappliqué pour pouvoir me tirer de ses mains; il auroit falu renverfer l'ordre que j'avois établi pour ma commodité, & inftruire un nouvel homme: c'eft ce que je n'eus j'amais la force d'entreprendre.J'aimai

mieux fermer les yeux pour ne pas voir les artifices de Protefilas. Je me confolois feulement en faifant entendre à certaines perfonnes de confiance, que je n'ignorois pas fa mauvaise foi. Ainsi je m'imaginois n'y être trompé qu'à demi, puisque je favois que j'étois trompé. Je faifois même de tems en tems fentir à Prote filas que je fupportois fon joug avec impatience. Je prenois fouvent plaifir* à le contredire, à blâmer publiquement quelque chofe qu'il avoit fait, & à décider contre fon fentiment; mais comme il connoifsoit ma lenteur & ma pareffe, il ne s'embarraffoit point de tous mes chagrins. Il revenoit opiniâtrement à la charge; il ufoit tantôt de maniéres preffantes, tantôt de foupleffe & d'infinuation; fur tout quand il s'appercevoit que j'étois peiné contre lui, il redoubloit fes foins pour me fournir de nouveaux amusemens propres à m'amollir, ou pour m'embarquer en quelque affaire où il eût occafion de se rendre néceffaire & de faire valoir fon zele pour ma réputation.

Quoique je fuffe en garde contre lui, cette maniére de flater mes paffions m'entraînoit toujours; il favoit mes fecrets; il me foulageoit dans mes embarras; il faifoit trembler tout le monde par mon autorité. Enfin je ne pus me réfoudre à le perdre: mais en le maintenant dans fa place, je mis tous les gens de bien hors d'état de me repréfenter mes véritables in terêts. Depuis ce moment on n'entendit plus dans mes

*Ce fut précisement la conduite après la perte du Roiaume de Porque tint le Roi d'Efpagne Philippe tugal. Ce Prince ne fçavoit ni foufIV. avec le Comte Duc d'Olivarès frir ce Miniftre, ni s'en défaire.

confeils

confeils aucune parole libre. La vérité s'éloigna de moi, l'erreur qui prépare la chûte des Rois, me punit d'avoir facrifié Philocles à la cruelle ambition de Protefilas. Ceux mêmes qui avoient le plus de zele pour l'Etat & pour ma perfonne, fe crurent dispensez de me détromper. Après un fi terrible exemple, moimême, mon cher Mentor, je craignois que la vérité ne perçât le nuage, & qu'elle ne parvînt jusqu'à moi malgré les flateurs ; car n'ayant plus la force de la sui

vre,

fa lumiére m'étoit importune. Je fentois en moimême qu'elle m'eût caufé de cruels remords, fans pouvoir me tirer d'un si funeste engagement. Ma moleffe & l'afcendant que Protefilas avoit pris infenfiblement fur moi, me jettoient dans une efpece de desespoir de rentrer jamais en liberté. Je ne voulois ni voir un fi honteux état, ni le laiffer voir aux autres. Vous favez, cher Mentor, la vaine hauteur & la fausse gloire dans laquelle on éleve les Rois : ils ne veulent jamais avoir tort. Pour couvrir une faute, il en faut faire cent. Plûtôt que d'avouer qu'on s'eft trompé, & que fe donner la peine de revenir de fon erreur, il faut se laiffer tromper toute sa vie. Voilà l'état des Princes foibles & inapliquez; c'étoit précifément le moien, lorsqu'il falut que je partisse pour le fiege de Troye.

En partant je laiffai Protefilas maître des affaires : il les conduifoit en mon abfence avec hauteur & inhumanité. Tout le Roiaume de Crete gémissoit sous fa tyrannie: mais perfonne n'ofoit me mander l'oppreffion des peuples. On favoit que je craignois de Tome 11.

C

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