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En même tems la ville & les villages d'alentour étoient pleins d'une belle jeuneffe qui avoit langui longtems dans la mifere, & qui n'avoit ofé fe marier de peur d'augmenter leurs maux. Quand ils virent qu'Idomenée prenoit des fentimens d'humanité, & qu'il vouloit être leur pere, ils ne craignirent plus la faim & les autres fleaux par lefquels le Ciel afflige la terre. On n'entendoit plus que des cris de joie, que les chansons des Bergers & des Laboureurs qui célébroient leurs Hymenées. On auroit cru voir le Dieu Pan avec une foule de Satyres & de Faunes mêlez parmi les Nymphes, & dansant au fon de la flutte à l'ombre des bois. Tout étoit tranquille & riant; mais la joie étoit modérée, & ces plaifirs ne fervoient qu'à délaffer des longs travaux : ils en étoient plus vifs & plus purs.

Les veillards* étonnez de voir ce qu'ils n'auroient ofé esperer dans la fuite d'un fi long âge, pleuroient par un excès de joie mêlée de tendresse : ils levoient leurs mains tremblantes vers le Ciel. Beniffez, difoient-ils, ô grand Jupiter, le Roi qui vous ressemble, & qui eft le plus grand don que vous nous ayez fait. Il est né pour le bien des hommes, rendez lui tout le bien que nous recevons de lui. Nos arriereneveux venus de ces mariages qu'il favorise, lui devront tout jufqu'à leur naiffance, & il fera véritable

* Un Prince peut bien rendre | bondance dans toutes les Provinfes peuples heureux; mais fouvent ces, gémiffoit d'entendre encore fes fujets ne fentent pas les foins cette plainte fi ancienne, mais fi qu'il fe donne pour leur procurer injurieufe à un bon Prince; Les cette félicité. L'Empereur Antonin tems font mauvais. après avoir établi la fûreté & l'a-l

Tome II.

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Aij

ment le pere de tous fes fujets. Les jeunes hommes & les jeunes filles qui s'époufoient, ne faifoient écla ter leur joie qu'en chantant les louanges de celui de qui cette joie fi douce leur étoit venue. Les bouches & encore plus les cœurs étoient fans cesse remplis de fon nom. On fe croioit heureux de le voir; on craignoit de le perdre: fa perte eût été la désolation de chaque famille.

Alors Idomenée avoua à Mentor qu'il n'avoit jamais fenti de plaifir auffi touchant, que celui d'être aimé, & de rendre tant de gens heureux. Je ne l'aurois jamais cru, difoit-il, il me fembloit que toute la grandeur des Princes ne confiftoit qu'à fe faire craindre; que le reste des hommes étoit fait pour eux * & tout ce que j'avois oui dire des Rois, qui avoient été l'amour & les délices de leurs peuples, me paroiffoit une pure fable ; j'en reconnois maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avoit empoisonné mon cœur dès ma plus tendre enfance fur l'autorité des Rois. C'eft ce qui a caufé tous les malheurs de ma vie. Alors Idomenée commença

cette narration:

Protesilas, qui est un peu plus âgé que moi, fut celui de tous les jeunes gens que j'aimois le plus ; fon naturel vif & hardi étoit felon mon goût : il entra dans mes plaifirs; il flata mes paffions: il me rendit suspect un autre jeune homme que j'aimois aufsi, &

Il faut des fentimens pour goû-¡ble délaffement. Les hommes vulter le plaifir délicat de faire du bien gaires font exclus de ces plaisirs, aux autres: il faut de l'efprit pour qu'ils ne peuvent regarder que comtrouver dans les Lettres un agréa- Ime de belles chimeres.

qui fe nommoit Philocles. Celui-ci avoit la crainte des Dieux & l'ame grande, mais moderée; il mettoit la grandeur, non à s'élever, mais à fe vaincre & à ne faire rien de bas. Il me parloit librement fur mes défauts; & lors même qu'il n'ofoit me parler, fon filence & la tristesse de son visage me faifoient assez entendre ce qu'il vouloit me reprocher.

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Dans les commencemens cette fincerité me plaifoit; je lui proteftois fouvent que je l'écouterois avec confiance toute ma vie, pour me préferver des flateurs. Il me disoit tout ce que je devois faire pour marcher fur les traces de Minos, & pour rendre mon Roiaume heureux II n'avoit pas une auffi profonde fageffe que vous ô Mentor mais fes maximes étoient bonnes, je le reconnois maintenant. Peu à peu les artifices de Protefilas qui étoit jaloux & plein d'ambition, me dégoûterent de Philocles. Celui-ci étoit fans empreffement, & laissoit l'autre prévaloir; il fe contenta de me dire toujours la vérité lorfque je voulois l'entendre. C'étoit mon bien, & non fa fortune qu'il cherchoit.

Protefilas me perfuada infenfiblement que c'étoit un efprit chagrin & fuperbe, qui critiquoit toutes mes actions, qui ne me demandoit rien, parce qu'il avoit la fierté de ne vouloir rien tenir de moi, & d'aspirer à la réputation d'un homme qui est audessus de tous les honneurs : il ajoûta que ce jeune hom

* A l'ufage qu'un Courtifan fait |ne, Sejan n'étoit occupé qu'à nourrir de fa faveur, il eft aifé de connoître les foupçons que l'efprit inquiet de s'il la doit à fon mérite ou à fes intri- Tibere formoit à tous les inftans. gues. Agrippa ne deffervoit perfon

me*

qui me parloit fi librement fur mes défauts, en parloit aux autres avec la même liberté; qu'il faifoit affez entendre qu'il ne m'eftimoit gueres; & qu'en rabaiffant ainfi ma réputation, il vouloit par l'éclat d'une vertu auftere s'ouvrir le chemin à la Roiauté.

D'abord je ne pus croire que Philocles voulût me détrôner. Il y a dans la véritable vertu une candeur & une ingénuité que rien ne peut contrefaire, & à laquelle on ne fe méprend point, pourvû qu'on y foit attentif. Mais la fermeté de Philocles contre mes foibleffes commençoit à me laffer. Les complaifances de Protefilas & fon induftrie inépuisable pour m'inventer de nouveaux plaifirs, me faifoit fentir encore plus impatiemment l'austérité de l'autre.

Cependant Protefilas ne pouvant fouffrir que je ne cruffe pas tout ce qu'il me difoit contre fon ennemi, prit le parti de ne m'en plus parler, & de me perfuader par quelque chofe de plus fort que toutes ces paroles. Voici comment il acheva de me tromper: Il me conseilla d'envoyer Philocles commander les vaiffeaux qui devoient attaquer ceux de Carpathie; & pour m'y déterminer, il me dit: Vous fçavez que je ne fuis pas fufpect dans les louanges que je lui donne; j'avoue qu'il a du courage & du genie pour

*

Apellès fut accufé par un Pein- | précédée par l'ignorance & par les tre jaloux de fa gloire d'avoir tram-foupçons, apuyée fur l'envie: elle pé dans une confpiration contre le adreffe la parole à un homme dont Roi Ptolomée après qu'on eut re- les oreilles vont de pair avec celles connu fon innocence, Apellès ne fe de Midas. On peut voir dans Lucien fervit que de fon pinceau pour fe tous les traits emblematiques de ce venger de la calomnie; il la repré- tableau, qui donnent beaucoup d'i fenta fous la figure d'une femme dée de l'invafion du Peintre.

la guerre; il vous fervira mieux qu'un autre, & je préfere l'intérêt de votre service à tous mes reffenti

mens contre lui.

Je fus ravi de trouver cette droiture & cette équité dans le cœur de Protefilas, à qui j'avois confié l'administration de mes plus grandes affaires. Je l'em. braffai dans un tranfport de joie, & je me crus trop heureux d'avoir donné toute ma confiance à un hom. me qui me paroiffoit ainfi audeffus de toute paffion & de tout intérêt. Mais helas! que les Princes font dignes de compaffion! Cet homme me connoiffoit mieux que je ne me connoiflois moi-même: il favoit que les Rois font d'ordinaire défians & inappliquez; défians, par l'expérience continuelle qu'ils ont de l'artifice des hommes corrompus, dont ils font environnez; inappliquez, parce que les plaifirs les entraînent, & qu'ils font accoûtumez à avoir des gens chargez de penfer pour eux, fans qu'ils en prennent eux-mêmes la peine. Il comprit donc qu'il ne lui feroit pas difficile de me mettre en défiance & en jaloufie contre un homme qui ne manqueroit pas de faire de grandes actions, & furtout l'abfence lui donnant une entiere facilité de lui tendre des pieges.

Philocles en partant prévit ce qui lui pouvoit arri ver. Souvenez-vous, me dit-il, que je ne pourrai plus me défendre; que vous n'écouterez que mon ennemi; & qu'en vous fervant au péril de ma vie, je courrai rifque de n'avoir autre récompenfe que votre indignation. Vous vous trompez, lui dis-je, Protefilas ne parle point de vous comme vous parlez de lui: il

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