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LETTRE XIX.

Qu'on doit avoir grand égard à tout ce qui nous avertit que notre vie je passe. A LA MES ME.

Left tems, ma très-cher Soeur, que je n'acquite envers vous d'une dette que je confidere comme fort importante, puifque c'eft une dette de charité, de reconnoiffance & de juftice. Et je m'y fens d'autant plus obligé, que je fuis perfuadé que vous avez plus droit qu'une autre, d'être une creanciere un peu exacte. Parceque prévenant, comme vous faites, ceux à qui vous ne devez rien, par tant de témoignages d'affection, & par tous les bons offices que vous leur pouvez rendre ; il eft bien jufte an-moins qu'on foit ponctuel de s'acquiter envers vous de ce qu'on vous doit. C'eft d'ailleurs fi peu de chofe qu'une Lettre, & ne Lettre par an, & encore d'une perfonne comme moi, que ce feroit grande, pitié que de la faire attendre, & de differer fi long-tems un fi petit devoir. Voila donc, ma chere Soeur, cette Lettre annuelle, à laquelle je me fuis réduit par bien des raifons, dont je ne vous ai encore dit qu'une partic. Et de peur que vous ne la méprifiez, comme vous en

avez affez de fujet, je m'en vais tâcher de la relever, non par ce qu'elle contient, mais par cette circonftance qui l'accompagne; c'eft-à-dire, parceque je ne vous écris qu'une fois par an. Le premier avantage qu'elle tire de cette circonftance, eft qu'elle devient par-là une marque que notre voyage s'avance, & que nous avons fait un grand pas vers l'éternité, vingt ou trente de ces pas nous y conduiront, & peut-être beaucoup moins. Auffi elle m'avertit en l'écrivant, & elle vous avertira en la recevant, de fonger fi nous faisons tout ce qu'il faut pour le rendre heureux; & fi nous ne nous détournons point de notre chemin, fi nous ne nous y arrêtons point, fi nous ne nous chargeons point de chofes inutiles qui nous empêchent de marcher légerement; & enfin fi nous y penfons autant que la fin de ce voyage mérite qu'on y penfe.

Il eft vrai que cet avertiffement fe trouve joint à quantité d'autres choses, ou plutôt à toutes les chofes du monde. Car tout s'écoule & tout paffe, & tout ce qui paffe nous avertit que nous paffons, que notre vie s'écoule, & que nous approchons du tems où il n'y aura plus de tems. Mais comme la foibleffe de notre efprit ne permet pas que nous

foyous toujours occupés de ces penfées, il eft bon qu'elles foient renouvelées par certains objets ; & je me tiendrois Heureux fi cette Lettre en étoit un, & qu'elle fit cet effet en vous & en moi.

Le fecond eft plus particulier, & n'est pas moins confiderable. C'eft, ma trèscher Sœur, que cette réduction de notre commerce à une Lettre par an, fait voir que l'amitié chrétienne n'a pas besoin de tant de communication. Car je puis, ce me semble,me rendre ce témoignage,que j'ai autant d'affection pour la Sœur Antoinette, que fi je lui écrivois, & recevois d'elle des Billets tous les huit jours; & que j'ai fi bonne opinion d'elle, que je répondtois prefque autant fur ce point de fa difpofition, que de la mienne.

Heft d'autant plus avantageux d'être perfuadé de cette verité, qu'elle nous fait voir que fouvent ces prétextes de conferver l'amitié que l'on prend pour entretenir des communications inutiles,ne font pas folides ; & que la discipline des Monafteres qui retranche quelquefois cette liberté aux Religieufes, ne les prive d'aucun avantage. Ce ne font pasces communications avec les perfonnes du dehors qui leur peuvent être utiles ; il y en a peu au-contraire qui ne leurfoient dangereufes,c'eft leur charité & leur amitié. Car el

les ont befoin comme les autres de la cha rité de tout le monde, & l'amitié chrétienne eft un bien pour elles, auffi bien que pour les féculiers. Il est donc utile qu'elles fachent que cette amitié peut fubfifter fans ces communications, & que quand la régularité les en prive,, elle leur laiffe en même tems tout ce qu'il y a de réel & de folide dans ces liaifons, qui eft l'union des cœurs qui produit les prieres que l'on offre à Dieu les unes pour les antres.

N'eft-ce pas encore un avantage confiderable, que de mettre les chofes en état que l'amitié ne puiffe être troublée ni inquiétée par qui que ce foit? Or le moyen de le faire eft d'en tifer comme nous en ufons enfemble. Car que l'on merte telle Superieure qu'on voudra à la tête de votre Communauté, quand ce feroit même la M. N. ... il faudroit qu'elle fût bien peu raifonnable, pour trouver mauvais que je me recommandaffe une fois par an aux prieres de la Sœur Antoinette, & que je l'affiraffe de la continuation de mon affection & de mon refpect.

Je ne fai fi j'oferois compter entre les utilités de cette pratique, que c'eft un moyen de rendre les amitiés ftables, immobiles, & invariables, & de les mettre hors d'état d'être alterées par aucune des

taules qui réfroidiffent fouvent celles qui paroiflent les plus ordinaires. Car tontes ces caufes ne produifent ce mauvais effet, que par le commerce que l'on a enfemble, & l'on les retranche toutes, en retranchant cette communication, puisqu'il faudroit être de bien mauvaise humeur pour fe brouiller, quand on ne s'écrit qu'une fois par an. J'avoue que cet inconvenient n'étoit gueres à craindre. ni de ma part ni de celle de la Sœur Antoinette. Mais il eft toujours bon qu'elle apprenne ce fecret, qui peut être utilement pratiqué à l'égard de bien des gens, & qu'elle fache qu'il n'y a point de meilleur moyen pour fixer l'inconftance des. efprits, que d'éviter le fréquent commerce, qui eft la fource des divifions.

Je ne prétens pas néanmoins, comme je l'ai dit, employer cette raifon à fon égard; mais en voici une autre, qui me touche beaucoup davantage.

Il est affez aifé de ne donner à ceux que l'on aime aucun fujet de fe plaindre de nous en cette vie; mais il n'eft pas fi fa-cile de ne leur donner aucun fujet de nous faire des reproches en l'autre, où nous ne manquerons pas de nous plain-dre de tous les dommages fpirituels qu'oas nous aura caufés. La Soeur Antoinette ma doit donc pardonner, fi dans le defir que

Ey

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