Imágenes de páginas
PDF
EPUB

LETTRE VII.

Sur les differentes qualités des préventions. A MADAME DE*

'Ay differé, Madame, jufqu'à préserit

à vous faire un remerciement en forme des facilités obligeantes que vous me promettez d'apporter à ce qui vous a été propofê mais je vous puis bien affurer que ce n'a pas été faute de reconnoiffance, & que j'ai été fenfiblement touché de la maniere dont vous m'avez fait l'honneur de m'en écrire. Votre civilité ne pouvoit pas être mieux placée que dans un tems où je ne recevois de toutes parts que des témoignages de dureté. Si la Religion Chrétienne me défend d'avoir du reffentiment du peu d'égard que bien des gens ont eu pour moi dans toutes ces affaires, je crois qu'il m'eft permis an-moins de tirer de la comparaifon de leur conduite avec la vôtre, des motifs d'une reconnoiffance toute particuliere pour vous.

Ce n'eft pas que je ne voye bien que vous êtes prévenue auffi bien que les autres, & que la longue lettre que je me fuis donné l'honneur de vous écrire, qui a été fort approuvée de M. N. n'a pas

fait grande impreffion fur vous. Mais tant s'en faut que cela diminue en aucune forte l'eftime que j'ai pour vous, & la gratitude què j'ai de ce que vous voulez bien faire pour moi, que c'eft aucontraire ce qui l'augmente.

Je ne faurois, Madame, imputer à perfonne comme un grand défaut de fe prévenir un peu, & de ne juger pas toutà-fait équitablement de certaines chofes, La prévention eft comme attachée à la nature de l'homme, & on la doit plutôt regarder comme une mifere générale, que comme un défaut particulier. On juge fur ce que l'on voit, & l'on s'imagine tout voir. Et ceux qui ont l'efprit vif & promt, ne fe perfuadent pas faci lement qu'il y ait dans les chofes dont ils jugent,certains recoins qu'ils ne voyent pas, quoique ce foit fouvent de là que dépend le jugement qu'il en faut faire. La bonté de leur cœur leur fert même quelquefois de piege, parcequ'ils prennent pour la même chofe de juger fans paffion, & de juger fans prévention. C'eft ce qui eft néanmoins fort different? car il y a prévention de l'efprit auffi bien que du cœur, & l'on le remplit fouvent ́ de certaines idées fauffes que l'on n'examine point, & qui nous engagent enfuite dans des jugemens contraires à la verité.

[ocr errors]

Ce n'eft done point fur les fimples préventions de l'efprit qu'il faut juger des gens, puifque tout le monde y ett fujet: mais fur la maniere dont on y agit. Oa ne fautoit presque éviter de se prévenir, mais on peut agir très-diverfement lorfque l'on eft prévenu. Il y en a qui ont des préventions aigres, farouches, impétueufes, fans regle, fans mefure, qui leur font oublier en un moment tous les devoirs de l'honnêteté & de l'amitié à l'égard de ceux qui ont le malheur d'en être l'objet Il y en a au-contraire dont les préventions font civiles & obligeantes, & qui demeurant dans leur tête telles qu'elles font, les laiffent agir à l'égard de leurs amis avec la même bonté qu'ils avoient accoutumé d'avoir pour eux; parcequ'ils ont devant les yeux ce principe d'équité qui eft d'une extrême confequence dans la vie civile & chrétienne. Que fi l'on! tompt avec les amis à caufe des diverfités de fentimens qui arrivent fur des points de conduite, il n'y aura plus d'union & d'amitié parmi les Chrétiens, qui puiffe avoir quelque fermeté & quelque ftabilité. Chacun voudra aflujettir les autres à fes fentimens,& ce ne feront que conteltations & que divifions continuelles.

Tant s'en faut, Madame, que l'on doi ve regarder comme un défaut dans l'a

mitié les préventions qui ne font que de cette derniere efpece, qu'il me femble a-contraire qu'il n'y a aucune fureté à en contracter aucune avec qui que ce foit, fans être affuré que les préventions dont il eft capable ne font que de cette nature, & qu'il y a toute fureté à en contracter, quand on s'en eft aflure; puifqu'il eft clair qu'il n'y a rien de plus dangereux que d'avoir liaisen avec ceux qui fur des fantaifies & des vapeurs qui leur montent dans la tête, fe déchaînent incontinent contre leurs amis,& croyent être en droit de les décrier par tout, & qu'il n'y a rien à craindre de ceux qui ont de l'éloignement de ces procedés. Je vous avoue que l'experience que j'en ai faite me fait regarder cette épreuve comme nécessaire, & que j'aurai peine à l'avenir à me fier à perfonne, lorfque je ne l'aurai pas vu prévenu, & que je ne faurai pas jufqu'où il porte fes préventions.

J'oferois même vous dire, (pourvu que vous ne preniez pas ma comparaifom trop à la lettre, & que vous ne vous avifiez pas d'en conclure que je vous accufe dyvrefle,) que je vou trois que l'on fit à l'égard des préventions, ce que l'on dit que les filles de Bretagne font à l'égard dir défaut qui regne dans ce pays-là, qui eft celui de s'enivrer.Car comme elles fuppo

fent qu'il n'y a point d'homines qui en foit exemt, elles n'en époufent point, diton, fans l'avoir vu yvre, afia de favoir par là s'il a bon ou mauvais vin. Je voudrois donc, dis-je, que l'on gardât la même précaution à l'égard des amis, & que l'on n'eût jamais grande confiance dans allcun fans l'avoir vu prévenu, & fans avoir appris par-là comment il agit dans fes préventions, & jufqu'où il les porte. Vous voyez par-là, Madame, que celle que je vous impute ne fert qu'à me faire tirer des conclufions favorables pour vous, & à me faire avoir encore plus d'eftime de votre amitié, après avoir reconnu par cette épreuve qu'elle eft indépendante des nuages paflagers, dont perfonne n'est exemt dans l'obscurité qui couvre les chofes humaines.

Permettez-moi d'ajouter encore à la louange de ces préventions moderées, que quoiqu'elles naiffent toujours de quelques tenebres de l'efprit, elles ne laiffent pas d'être fouvent des marques & des occafions de vertu. Car il eft infini ment plus rare d'être moderé dans fes préventions contre les amis, que d'être zelé & ardent pour les amis. L'honneur peut avoir trop de part dans les fervices que nous leur rendons, forsque notre esprit & notre cœur nous y portent également,

« AnteriorContinuar »