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CHAPITRE XX.

De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en la finissant, il fut tout-à-coup interrompu; et de quelle manière, désagréable pour o démon, don Cléophas et lui furent séparés.

Pablos de Bababon, fils d'un alcade de village de la Castille vieille, après avoir partagé avec un frère et une sœur la modique succession que leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de l'université. Il était bien fait, il avait de l'esprit, et il entrait alors dans sa vingt-troisième année.

Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié : c'était à qui serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je dis don Pablos, parce qu'il avait pris le don pour être en droit de vivre plus familièrement avec ceux des écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui manqua. Il ne laissa pas toute

is de rouler encore, tant par le crédit qu'on lui

fit, que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put le mener loin, et il demeura bientôt

sans ressource.

Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change de son pays, quelques uns s'impatientèrent et le poursuivirent même si vivement en justice qu'ils étaient sur le point de le faire emprisonner, lorsqu'en se prcmenant sur les bords de la rivière de Tormès, il rencontra une personne de sa connaissance qui lui dit : Seigneur don Pablos, prenez garde à vous: je vous avertis qu'il y a un alguazil et des archers à vos trousses; ils prétendent vous mettre la main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.

Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de ses affaires, prit sur-lechamp la fuite et le chemin de Corita; mais il quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit vint lui prêter ses ombres pour continuer] sa marche plus sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes leur

feuilles il choisit le plns touffu pour y monter, et s'y assit sur des branches qui l'envelopaient de leur feuillage.

Se croyant en sûreté dans cette endroit, il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; et comme Jes hommes font ordinairement les plus belles réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais dupe de ces faux amis qui entraînent un jeune homme dans la débauche, et dont l'amitié se dissipe avec les fumées du vin.

Tandis qu'il s'occupait de différentes pensées qui se succédaient les unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune, il crut discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première peur, il s'imagina que c'était l'alguazil, qui, l'ayant suivi à la piste, le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir fait le tour deux ou trois fois.

Le Diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit. Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléophas, permettez-moi de jouir un peu de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, et ce qui l'y amenait c'est ce que vons apprendrez bientôt; je n'abuserai point de votre patience.

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Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre, dont l'épais feuillage dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants: puis il se mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse où il enterra un sac de buffle; ensuite, il combla la fosse, la recouvrit proprement de gazon: et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y eût de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais, quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce travail, qu'avec ses seules mains jl aurait pénétré jusqu'aux entrailles de la terre. D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se

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mit à le tåter; et persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de l'alguazil que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha légèrement toute la nuit, sans tenir de route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé dn fardeau qu'il portait. Mais, à la pointe du jour, il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la vérité, pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre un grand plaisir. Il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante.

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Après les avoir contemplées avec volupté, il reva fort sérieuseument à ce qu'il devait faire : et lorsqu'il eut fermé sa résolution, il serra ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, il loua une male sur laquelle il retourna, dès ce jour-là même, à Salamanqué,

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