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en Espagne et le dernier, peu content de sa condition à Paris, a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune.

Le poète tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, en dépit de la plus

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aine partie du public, une assez grande répuIation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours. Ne pouvant dornir cette nuit, il a commencé uue pièce dont il a tiré le sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène: tcomme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chandelle, et, tout nu en hemise, est venu frapper rudement à la porte de l'auteur comique, qui, faisant un meilleur 11sage de son temps, dormait d'un profond sommeil.

Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre qui, d'un air de possédé, lui a dit en entrant: Tombez, mon ami, tombez à ines genoux; adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter ces vers... Mais, que dis-je, je viens ? c'est Apollon lui-même qui me 'es a dictés. Si j'étais à Paris j'irais les lire aujour

d'hui de maison en maison. J'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter.

Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comiqne en bâillant de toute sa force. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous prenez uu peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les vers que vous avez à me dire. Oh ! j'en réponds bien, moi, a repris le poète tragique: quand vous serie z mort, la scène que je viens de composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit. Mes pièces, dignes d'être consacrées avec ma statue dans la bibliotèque Palatine, ont encore la foule après trente représentations. Mais venons, ajoutà ce poète modeste, venons aux vers dont je voux vous donner l'étrenne.

Voici ma tragédie: La mort de Patrocle. Scène première. Briséis et les autres captives d'Achille

paraissent. Elles s'arrachent les cheveux et se frappent le sein pour témoigner la douleur qu'elles ont de la mort de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir: abattues par leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz que cela est un peu hasardé, mais c'est ce que je cherche.

Les captives sont donc couchées par terre. Phoenix, gouverneur d'Achille, est avec elles : il les aide à se relever l'une après l'autre. Ensuite il commence la protase par ces vers:

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Priam va perdre Hector et sa superbe ville; Les Grecs veulent venger le compagnon-d'Achille: Le fier Agamemnon, le divin Camélus, Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumélus, Léonte de la pique adroit à l'exercice, Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse Achille s'y prépare, et déjà ce héros (1) Pousse vers Ilium ses immortels chevaux. Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne, Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine, Il leur dit: Chers Xanthus, Balius avancez; Et lorsque vous serez de carnage lassés,

(1) Hoм liv. XIX.

Quand les Troyens fuyant rentreront dans leure ville,
Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.
Xanthus baisse la tête et répond par ces mots;
Achille, vous serez content de vos chevaux,
Ils vont aller au gré de votre impatience;
Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.
Junon aux yeux de bœuf ainsi le fait parler,
Et d'Achille aussitôt le char semble voler.
Les Grecs en le voyant, de mille cris de joie
Soudain font retentir le rivage de Troie.
Ce prince, revêtu des armes de Vulcain
Paraît plus éclatant que l'astre du matin;
Ou tel que le soleil commençant sa carrière
S'élève pour donner au monde sa lumière ;
Ou brillant comme un feu que les villageois font
Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.

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Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer un moment : car si je Yous récitais toute ma scène de suite, la beauté de ma versification, et le grand nombre de traits brillants et de pensées sublimes qu'elle contient, vous suffoqueraient. Remarquez la justice de cette comparaison Plus éclatant qu'un feu que les villageois font... Tout le monde ne sent point cela, mais vous, qui avez de l'esprit, et du véri

table, vous en devez être enchanté. Je le suis sans doute, a répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau, et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui s'approchaient du corps de Patrocle. Ne pensez pas vous en moquer, a répliqué le tragique : un poète qui a de l'habileté peut tout risquer. Cet endroit. là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me fournir des vers pompeux; je ne le raterai pas, sur ma parole.

Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon coin. Aussi, quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit: Je me souviens qu'un jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les jours des beaux esprits à l'heure du dîner. La grande comtesse de Vieille-Brune, qui a le goût fin et délicat, pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que sangloter au troisième : elle se trouva mal au quatrième, et je crus à la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.

A ces mots quelque envie qu'eût l'auteur co

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